La querelle qui s’envenime entre la France et le Royaume-Uni souligne les effets délétères du Brexit, moins de deux ans après le retrait des Britanniques de l’Union européenne. De l’affaire des sous-marins australiens aux contentieux sur la pêche et sur l’immigration, le climat s’est tendu entre Paris et Londres, à mesure que les deux capitales, hier partenaires au sein de l’UE, s’éloignaient l’une de l’autre. Mais si la France est en première ligne face aux provocations de Boris Johnson, c’est l’Europe tout entière qui est affaiblie par ce conflit.

On savait que l’application de l’accord de divorce n’irait pas sans difficultés, à commencer par la situation de l’Irlande du Nord, qui n’est toujours pas réglée ; on savait aussi que le départ du Royaume-Uni, seul pays européen, avec la France, membre permanent du Conseil de sécurité et détenteur de l’arme nucléaire, appauvrirait l’Union, notamment sur le plan militaire et diplomatique. On espérait pourtant que la séparation se ferait sans fracas, dans une compréhension mutuelle. C’était sans compter avec les mauvaises manières de l’imprévisible Boris Johnson.

Seul motif de consolation, le Brexit ne s’est pas étendu à d’autres pays qui auraient pu être tentés de se retirer à leur tour. Les partis d’extrême-droite qui, en France et ailleurs, plaidaient pour la rupture, au nom du respect de la souveraineté nationale, ont pour la plupart renoncé à demander qui le Frexit, qui le Polexit, qui l’Italexit. Pour Marine Le Pen, qui s’en est faite naguère la championne, ou pour Eric Zemmour, qui la concurrence aujourd’hui, la sortie de l’Union européenne n’est pas à l’ordre du jour. Ebranlée, l’UE a tenu bon.

Suprématie du droit national

Mais une autre menace la met désormais en danger, dans le sillage des revendications polonaises : la dénaturation de son projet, qui conduirait à le vider de sa substance, ou au moins d’une grande partie de celle-ci. C’est à cela que conduit la remise en cause par la Pologne de la primauté du droit européen sur le droit national, qui touche au cœur même de la construction communautaire, telle que l’ont conçue les pères fondateurs. Si d’autres Etats membres affirmaient à leur tour la suprématie de leur droit national, les principes de l’Union européenne en seraient gravement atteints.

Or une partie des Français semblent aujourd’hui séduits par cette idée. Plusieurs candidats à l’élection présidentielle, Marine Le Pen et Eric Zemmour à l’extrême droite, Xavier Bertrand, Valérie Pécresse et Michel Bernier du côté de la droite classique, ont choisi de proclamer, au rebours de toute l’histoire de l’UE, la « souveraineté juridique » de leur pays en contestant notamment l’autorité de la Cour de justice de l’Union européenne. Ce serait une pente dangereuse pour l’Europe, qui y perdrait ce qui fait son originalité : ses règles communes applicables à tous ses membres.

Qu’on se s’y trompe pas : ce n’est pas « Bruxelles », comme le disent souvent les eurosceptiques, qui prétend dicter sa loi aux Etats, encore moins la Commission européenne. Cette loi qui s’impose à tous, ce sont les gouvernements des Vingt-Sept qui l’élaborent et l’adoptent ensemble dans des réunions périodiques à Bruxelles ou à Luxembourg. Et le Parlement européen, démocratiquement élu, qui la ratifie. L’Europe est à la fois l’Europe communautaire et l’Europe des nations. C’est cette double nature, refusée par les souverainistes, qui fait sa force.