La douleur nous brûle. Et si l’expression vous semble obscène, tant la guerre qui se déroule à Gaza détruit, tue, provoque une famine enfin – si l’on en croit le récent rapport de l’ONU, oui, si cette expression vous offusque, elle traduit l’intensité de la tristesse qui nous gagne à voir l’armée d’un pays que l’on aime se lancer dans une aventure militaire épouvantable et promise à l’échec. Echec politique, échec diplomatique, échec moral.
Une tragédie en marche
Projeté dans une fuite en avant qui lui permet, pour l’instant, de se maintenir au pouvoir grâce à une coalition avec l’extrême droite, Benyamin Netanyahou ne détruit pas seulement les infrastructures et les soldats d’un mouvement terroriste dont les actes inqualifiables menés le 7 octobre 2023 exigeaient une réplique. Il entraîne son pays dans une tragédie dont il ne sortira pas indemne. Israël est une démocratie. La seule du Proche-Orient. Mais ce pays représente beaucoup plus encore. Il porte les espoirs d’un peuple, le peuple du Livre et de la Loi qui, dispersé, fut longtemps persécuté, souvent victime de crimes, et qui fut même, au siècle dernier, partiellement exterminé. Le journaliste et essayiste franco-israélien Michel Taubmann a fondé en Israël, avec des amis juifs et palestiniens le groupe de dialogue francophone judéo-arabe Shalom Salam. Il donne à Regards protestants son point de vue sur la situation du pays.
Quand Israël croyait en la paix par l’économie
« Les années 2010 pourraient apparaitre aujourd’hui, comme une sorte d’âge d’or d’Israël nous dit-il pour commencer. Benyamin Netanyahou, inamovible Premier ministre, après les années de terreur de la Deuxième Intifada, avait ramené à un niveau très bas les attentats à l’intérieur d’Israël et assuré un boum économique de son pays surnommé alors la start-up nation.
Cet âge d’or a culminé en 2020 lors de la signature des accords d’Abraham avec le Bahreïn et les Émirats arabes unis suivis par la normalisation avec le Maroc et le Soudan.
Echanges diplomatiques, économiques, culturels et humains – entrainant la venue en Israël de milliers de touristes et hommes d’affaires émiratis ou marocains et les voyages de milliers d’Israéliens vers ces nouveaux pays amis. Cette normalisation se faisait dans l’abandon du préalable posé jusqu’alors par les Arabes, de la création d’un Etat palestinien. Destinée à s’élargir à l’Arabie Saoudite et d’autres pays arabes, elle ouvrait la voie à une alliance durable d’Israël avec le monde arabe sunnite face à l’ennemi commun : la République islamique d’Iran. »
Quelques événements à teneur symbolique ont marqué ce que l’on pourrait appeler une banalisation d’Israël : en 2018 une chanteuse israélienne, Netta Barzilai, gagne le concours de l’Eurovision qui l’année suivante se déroule en Israël, sans soulever de réelle polémique et, la même année, le Tour d’Italie cycliste, évènement sportif européen par excellence dont le grand départ a été donné de Jérusalem.
Un effacement progressif de la question palestinienne
Dans ce contexte, la question palestinienne semblait presque oubliée. « Les partis arabes israéliens eux-mêmes, à partir de 2018 ne font plus de sa résolution un préalable à leur participation à la direction du pays, rappelle Michel Taubmann. L’un d’entre eux, le parti islamique Ra’am, allant jusqu’à sauter le pas pour soutenir en 2021-2022 la coalition gouvernementale dirigée par Naftali Bennett et Yair Lapid. En fait, la stratégie de Netanyahou qui consistait à diviser les Palestiniens – en confinant l’Autorité Palestinienne en Cisjordanie et en facilitant le maintien au pouvoir du Hamas à Gaza grâce aux 30 millions de dollars mensuels provenant du Qatar et dont il permettait le transfert – entretenait l’illusion que la question palestinienne était résolue. » Et le journaliste d’insister sur un exemple qu’il estime révélateur : quand Emmanuel Macron est venu en Israël, en 2020, littéralement fasciné par le développement, l’énergie, l’inventivité du pays il est arrivé très en retard à Ramallah chez Mahmoud Abbas aux alentours de 22 heures, montrant ainsi que la traditionnelle visite au chef de l’Autorité Palestinienne était devenue un rituel sans enjeu pour lui comme pour les autres dirigeants occidentaux.
Mais le réveil fut d’autant plus brutal le 7 octobre 2023 que le pays, était entièrement tourné vers ses divisions internes, du fait du retour au pouvoir de Benyamin Netanyahou à la tête d’une coalition de la droite et de l’extrême droite, à la fin de l’année 2022.
La réforme engagée par Benyamin Netanyahou afin d’affaiblir la justice, principal contre-pouvoir face à un parlement monocaméral, a profondément divisé le pays. Deux camps se faisaient face : d’une part les défenseurs de ce qu’a toujours été la démocratie du pays, juive dans son acception la plus large, à la fois religieuse et culturelle et d’autre part les partisans d’un État illibéral et théocratique. Chacun peut se souvenir des manifestations monstres qui contestaient la réforme de la justice préparée par Benyamin Netanyahou… pour échapper à son jugement. Le Hamas a bien compris que cette division lui ouvrait les portes d’un crime de vaste ampleur. Comment réagir face à l’horreur ?
Espoirs de paix et mobilisation citoyenne
« Au lendemain du 7 octobre, à Jaffa, nous avons créé le mouvement Shalom Salam avec des citoyens israéliens juifs et palestiniens, dans le but d’entretenir un dialogue authentique, avec les habitants de la région, mais aussi les citoyens qui veulent nous rejoindre, dans le monde arabo-musulman, en Europe voire aux États-Unis, explique Michel Taubmann. En préalable, nous nous battons pour sauver les otages, pour que les soldats israéliens ne meurent plus. Mais nous nous mobilisons aussi, progressivement, contre la guerre, parce que nous savons que seul un accord de cessez-le feu avec le Hamas permettra la libération de tous les otages, parce que la poursuite de la guerre maintient le Hamas sous perfusion. » Pour ce mouvement terroriste, on le sait, chaque mort palestinien est une victoire. La politique de Benyamin Netanyahou lui donne un crédit de martyr des plus considérables – en plus d’être moralement condamnable.
« L’objectif numéro doit être de signer un cessez-le-feu feu, en échange de la libération des otages, de permettre l’acheminement de l’aide alimentaire, et de favoriser la mise en place d’un pouvoir de transition issu de l’Autorité palestinienne, soutenu par les pays arabes, l’Europe et les États-Unis, déclare encore Michel Taubmann. Cette solution raisonnable, voulue par la plupart des anciens dirigeants politiques et militaires israéliens, par les intellectuels du pays, par la plupart des dirigeants occidentaux, n’est, hélas, pas approuvée par le président Trump qui, seul, pourrait peser sur Benyamin Netanyahou et son gouvernement. »
Une contestation massive ignorée par l’Occident ?
Cela ne décourage pourtant pas les citoyens israéliens opposé à la politique de leur Premier ministre et l’on peut déplorer que l’opinion publique française ne le sache pas davantage. Quand 4 à 500 000 personnes défilent à Tel Aviv, et plus d’un million dans tout le pays soit environ dix pour cent de la population du pays, pourquoi les partis politiques français, à commencer par les partis de gauche, si soucieux de défendre la démocratie contre les dérives autoritaires ou totalitaires, ne le remarquent-ils pas ?
Un pays qui lutte contre lui-même
« Malgré la guerre, il est encore possible de manifester contre Benyamin Netanyahou en Israël, souligne Michel Taubmann. Profondément résiliente, la société israélienne est capable de se mobiliser pour la libération des otages et contre les atteintes aux libertés dans le pays. Je crains que les gens ne comprennent pas le lien profond, intime, que chaque juif, dans le monde, peut avoir avec ce pays. Mais il est certain que les déclarations de Benyamin Netanyahou à l’égard du Président Macron ne sont pas acceptables. Certes, l’antisémitisme existe en France, il est exacerbé par la guerre conduite actuellement, mais les propos incendiaires du Premier ministre et de son extrême droite sont inadmissibles. On peut discuter de l’opportunité et du moment choisi pour reconnaître un Etat de Palestine mais on ne doit pas reprocher au président de la République française de chercher des solutions diplomatiques à ce conflit. » Précieuse nation du Proche-Orient… La douleur nous brûle de voir Israël emporté sur un chemin de tragédie. Mais nous avons pour lui toutes les confiances. Et la fidélité.