La commission Rwanda (commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi) a rendu, vendredi dernier, son rapport au président de la République. Il s’agit d’un document de 900 pages. Je ne vais pas prétendre les avoir lues en un week-end ! Disons que j’en ai lu sérieusement 200. Cela ressemble à un roman fleuve : il y a de grands moments, des pages que l’on tourne avec passion, puis des longueurs.
En fait, et globalement, c’est l’angle d’attaque retenu par cette commission qui m’a intéressé. Elle n’a nullement cherché à faire un travail de type judiciaire, à la recherche de criminels ou de complices divers. Elle s’est plutôt demandé si l’action menée par la France au Rwanda, dans les années qui ont précédé le génocide, l’avait favorisé ou lui avait ouvert la porte.
En d’autres termes, les choix politiques et militaires de la France ont-ils constitué un terrain favorable à ce génocide ? Pour ce faire, elle a travaillé sur archives, en relisant les notes, les échanges entre cabinets ministériels et présidentiels, les relevés de décision, les argumentaires, les remontées d’informations diverses, profitant de la déclassification de milliers de documents, à l’occasion de la commande passée par Emmanuel Macron.
Disons-le d’emblée : la réponse est oui. La force de ce document fleuve est de prendre le temps d’examiner les positions diverses, les échanges multiples, les décisions au plus haut niveau, avec suffisamment de détail pour que l’argumentaire soit très largement convaincant. Je ne vais pas en faire 900 pages moi-même ! Le mieux est de vous reporter vous-même au document qui est accessible en ligne.
Comment les acteurs politiques organisent-ils leur aveuglement ?
Je vais me focaliser sur une question, que le rapport aborde, spécialement dans le chapitre conclusif (qui fait 300 pages à lui tout seul !), en se refusant à une montée en généralité, mais en donnant tous les éléments pour nourrir la réflexion de chacun : comment les décideurs français ont-ils refusé d’entendre les nombreuses mises en garde qui leur ont été adressées ?
Car mises en garde il y a eu. Le génocide n’a pas été un pur déchaînement de folie meurtrière, suite à l’attentat qui a coûté la vie au président Habyarimana. Il s’est agi d’une opération méthodique, plutôt bien organisée et donc, sinon préparée, du moins envisagée en amont. Et des massacres de grande ampleur de Tutsis avaient déjà eu lieu dans les mois et les années qui précédaient. Malgré les remontées de terrain, c’est une première réalité que le pouvoir politique a choisi de minimiser.
Mais qu’allait faire la France au Rwanda, au départ ? Aux yeux de François Mitterrand, ce pays semblait être un bon laboratoire de ce que pourrait être une transition vers la démocratie en Afrique. Et, le rapport le souligne, des relations personnelles fortes se sont nouées entre les deux présidents. En fait de démocratie, le président Habyarimana devait faire face à une opposition modérée y compris dans la population Hutu et à un mouvement armé le FPR, soupçonné d’être soutenu en sous-main par l’Ouganda. Et c’est au nom du risque représenté par le FPR que le président Rwandais a obtenu un soutien militaire sans cesse croissant de la France.
Mais à tous les niveaux (commissions indépendantes travaillant sur les droits de l’homme, chercheurs, militaires de terrain et jusqu’à Pierre Joxe quand il était ministre de la Défense) des voix se sont élevées pour signaler que le pouvoir rwandais, loin de se démocratiser, était en train de tomber sous la coupe d’extrémistes dangereux. Par ailleurs, le président rwandais essayait de réactiver l’opposition Hutu / Tutsi pour justifier sa politique répressive (qui s’étendait jusqu’aux Hutus modérés). Pire encore : les conseillers militaires français formaient des hommes qui, ensuite, s’engageaient dans des milices parallèles. L’image de la France, sur le terrain, était désastreuse : elle était perçue comme le soutien d’un pouvoir de plus en plus isolé et de moins en moins légitime. Bref : il était temps de faire machine arrière et de cesser d’encourager la dérive autoritaire du régime.
C’est là que la précision du rapport est importante, car elle montre que François Mitterrand, entouré de son état-major particulier, a non seulement refusé d’entendre ces voix discordantes, mais a aussi usé de son pouvoir pour les faire taire ou les mettre de côté. Cet état-major particulier, véritable Etat dans l’Etat, a largement contourné les circuits de commandement habituels et a marginalisé les acteurs du ministère de la défense, des affaires étrangères ou de la coopération.
Résultat : la situation a empiré à bas bruit, des acteurs déterminés fourbissant leurs armes, jusqu’à ce qu’un événement leur ouvre la voie.
La démocratie est toujours un espace fragile soumis aux rapports de force les plus brutaux
La responsabilité politique et militaire de François Mitterrand paraît écrasante, à la lecture du rapport, mais il vaut la peine d’aller au-delà d’une attitude personnelle. Ou disons qu’il faut voir les conséquences de la centralisation du pouvoir provoquée par la montée en puissance d’un état major particulier qui a évolué, ensuite, à l’écart des circuits de contrôle administratifs ou politiques. Au passage, on se souviendra que, dans l’affaire des écoutes de l’Elysée, c’est là aussi une officine directement rattachée au président qui a pratiqué des écoutes sans aucun contrôle judiciaire. En clair, la dérive régalienne progressive de François Mitterrand a provoqué l’émergence de structures incontrôlables, qui ont engendré de lourdes conséquences.
La dynamique de centralisation, de resserrement autour d’un leader et la clôture à l’égard de tout avis hétérodoxe est, en fait, un tropisme récurrent de la pratique politique : tout argumentaire est fléché. Ou bien quelqu’un « nous » soutient et il développe donc la « bonne » vision des choses ; ou bien il a une vision divergente et il est « donc » notre ennemi. Au bout du compte, une remise en question est perçue non pas comme un éclairage potentiel, mais comme une tentative d’affaiblissement.
Le débat démocratique est donc sans cesse traversé par des arguments de mauvaise foi, par des manœuvres, de la propagande, des faits instrumentalisés, etc. L’ironie horrible de l’histoire du Rwanda c’est qu’au moment où la France faisait des leçons de démocratie à un pays africain, elle se laissait manipuler par les instances dirigeantes de ce pays qui profitaient, précisément, des failles non démocratiques de notre système politique. Car, le rapport le dit, c’est aussi une question de système et pas simplement les dérives d’un homme. Ce qui a manqué aux opposants divers, en France, c’est de pouvoir se réunir, croiser leurs points de vue et se constituer en mouvement structuré. La médiatisation du sujet du Rwanda était faible, avant le génocide, et l’opinion publique française savait à peine que le pays existait. A partir de là, les experts, aussi lucides fussent-ils, allaient un par un au casse-pipe, sans parvenir à structurer une opposition déterminée.
Et, on le voit, si le champ de bataille ne peut pas se dérouler dans le domaine du langage, il finit par se répandre sur le terrain et provoque des hécatombes. Je suis, à ce propos, parfois surpris par la violence des paroles de Siméon, dans l’évangile de Luc, quand il vient saluer le toute jeune enfant dans lequel il voit le messie à venir. Il ne lui prédit pas à un ministère glorieux, mais des tensions continuelles. Voilà ses mots : « il est là pour la chute et le relèvement de beaucoup, en Israël et il sera un signe de contradiction, de sorte que seront révélés les débats de bien des cœurs » et toi-même, dit-il à Marie, « un glaive te transpercera l’âme » (Lc 2.34-35). L’ambiance est sombre. Pourtant, on le voit, si les signes de contradictions s’éteignent, c’est la guerre civile, les massacres racistes, et l’horreur qui se donnent libre cours.