La musique traverse-t-elle les frontières politiques? Illusion, grande illusion… Jadis, Eugen Jochum, Karl Böhm, Herbert von Karajan eurent eu des tendresses coupables pour le national-socialisme et quand il apprit que Richard Strauss était prêt à le remplacer au festival de Bayreuth, Arturo Toscanini, chef d’orchestre antifasciste, lui écrivit quelque chose comme : « au compositeur, je tire mon chapeau, mais à l’homme, j’en remets deux sur ma tête. »
Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, les directeurs des institutions musicales occidentales exigent des artistes russes qu’ils ont engagés de dénoncer le président Poutine. Ils ne veulent pas passer pour complaisants, mais redoutent aussi que des manifestations viennent perturber les concerts ou les représentations qu’ils organisent.
Le problème a vite été réglé pour deux immenses vedettes internationales, Anna Netrebko, soprano, Valéry Gergiev, chef d’orchestre. Piliers du régime de Vladimir Poutine, ils ont refusé de condamner l’intervention militaire, et bien sûr, se sont vu retirer, pour elle ses contrats à New York, pour lui ses responsabilités de directeur musical en Europe. Pris à parti par la mairie de Toulouse et placé devant ses responsabilités par la direction du théâtre du Bolchoï, le chef d’orchestre Tugan Sokhiev a préféré démissionner de ses deux mandats. Courageux, certains artistes russes, Ievgueni Kissin, Kirill Petrenko, Maria Kurochkina, Semyon Bichkov, ont récemment dénoncé l’invasion de l’Ukraine. Bravo.
Les limites de la pression politique
Mais, sans verser dans la complicité, on peut se demander jusqu’où doit s’exercer la pression politique. Ainsi, lorsque des Conservatoires européens demandent à leurs professeurs de nationalité russe de prendre fait et cause contre la guerre, ils peuvent parfois se tromper de cibles : tous ne sont pas des collabos du régime de Moscou mais, parce qu’ils craignent qu’une partie de leur famille, demeurée en Russie, subissent des représailles, préfèrent la prudence et risquent de perdre leur emploi.
Voici quelques jours, la venue d’un jeune musicien russe à Paris a soulevé des interrogations : fallait-il l’accueillir ? Lui demander quelque déclaration d’intention ? Sage le directeur de la salle a choisi de maintenir l’engagement de cet artiste, pendant que des associations se préoccupaient de lui permettre un exil temporaire dans un pays d’accueil.
De l’autre côté, les artistes d’Ukraine qui se trouvent à l’ouest bénéficient d’une aide salutaire. La troupe du Kiev City Ballet, qui donnait en France une série de spectacles, s’est produite le 8 mars au théâtre du Châtelet, tandis que la mairie de Paris lui accordait un statut protecteur. Une heure avant, les musiciennes du trio George Sand, Violaine Despeyroux ainsi que le comédien Clément Hervieu-Léger arboraient pendant leur magnifique récital deux rubans aux couleurs de l’Ukraine. Bravo de nouveau.
Mais par ailleurs on espère que le ridicule des autorités croates et polonaises ne fera pas école. En interdisant que l’on joue les compositeurs russes pendant le temps de la guerre, elles nous font entrer dans la quatrième dimension : faire passer Tchaïkovski et Moussorgski pour des complices de la guerre en Ukraine, il fallait l’imaginer.