Au temps de la guerre froide l’Europe et les Etats-Unis formaient un bloc, appelé Occident. L’Amérique était venue au secours des Européens pour les délivrer de la peste nazie. Elle les avait aidés ensuite à créer la Communauté européenne, devenue plus tard l’Union européenne. Elle les protégeait du péril communiste à travers l’OTAN et défendait à leurs côtés la démocratie face au totalitarisme. La solidarité transatlantique était à l’ordre du jour. De part et d’autre de l’océan, on partageait la même exigence de liberté, le même désir de prospérité, la même aspiration à la modernité. On ne cherchait pas encore à affirmer une identité européenne. Ou plutôt on inscrivait celle-ci dans le cadre d’une étroite coopération entre l’ancien et le nouveau continent.
Une minorité d’Européens, notamment en France, où subsistait et où subsiste encore un vieux fond d’anti-américanisme, refusaient ce qu’ils percevaient comme un asservissement. C’était l’époque où Le Monde militait pour le neutralisme, c’est-à-dire pour un double rejet du capitalisme américain et du communisme soviétique. Mais la plupart des pays d’Europe de l’Ouest ne remettaient pas en cause le lien qui les unissait à Washington. La construction européenne n’était pas conçue comme un moyen de s’opposer aux Etats-Unis mais plutôt de renforcer le bloc occidental. Certes l’alliance militaire entre les deux continents apparaissait comme inégale mais cette disparité n’entamait pas la relation de confiance entre les deux rives de l’Atlantique.
Il a fallu attendre les bouleversements qui ont accompagné la dissolution de l’URSS pour que les Européens tentent de s’émanciper de leur puissant allié. Les plus résolus d’entre eux ont tenu à rappeler que les valeurs européennes ne se confondent pas avec les valeurs américaines et que les deux peuples ne défendent pas le même modèle de société. L’affirmation d’une identité européenne passerait donc par une prise de distance avec les Etats-Unis. La crise a éclaté en 2003 lorsque le tandem franco-allemand a refusé de s’associer à la guerre en Irak. Le politologue américain Robert Kagan a acté le divorce en opposant la puissance de l’Amérique, issue de Mars, à la faiblesse de l’Europe, venue de Vénus. « La fin de l’Occident ? », interrogeait, en 2005, le chercheur français François Heisbourg.
La méfiance entre les deux continents a été accrue ensuite par les provocations de Donald Trump. Mais l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche pourrait bien changer la donne. Le nouveau président a multiplié les signes de bienveillance à l’égard de l’Union européenne, allant jusqu’à participer, en visioconférence, à son dernier sommet. Il a souligné la communauté de valeurs qui unit les deux rives de l’Atlantique et souhaité le renforcement de leur lien dans une union reconstituée. Ses interlocuteurs européens n’ont pas manqué de se réjouir de ce changement de ton. « L’Amérique est de retour et nous sommes heureux de vous retrouver », a lancé le président du Conseil européen, Charles Michel, tandis que la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, appelait à « un nouveau programme transatlantique ».
Avec l’Amérique, c’est bien l’Occident qui est de retour – en paroles, sinon en actes. Un bloc euro-américain se reforme à l’Ouest, comme au temps de la guerre froide. Il est vrai qu’à l’Est un autre bloc se met en place, qui rassemble la Chine et la Russie, deux pays qui n’hésitent pas à défier les puissances occidentales. Il est normal que celles-ci réagissent dès lors qu’elles s’estiment menacées. Une nouvelle guerre froide semble naître, qui prend la forme, pour le moment, d’une vaste lutte d’influence entre le camp des démocraties et celui des dictatures. Il faut souhaiter que la négociation l’emporte sur l’affrontement.