Au début des années 2000, l’Union européenne avait le vent en poupe. L’introduction de la monnaie unique marquait une étape décisive dans sa marche vers l’unité. La perspective d’une Constitution européenne promettait de renforcer et de démocratiser ses institutions. Ses résultats économiques lui donnaient l’espoir de devenir en dix ans la zone du monde « la plus compétitive et la plus dynamique ». Enfin, l’adhésion des anciens pays communistes, délivrés du joug de l’Union soviétique, consacrait sa victoire idéologique et confirmait son attractivité auprès des peuples avides de liberté.
Vingt ans plus tard, le bilan est moins rose. La crise de l’euro, l’échec du projet de Constitution européenne, les difficultés économiques ont bousculé les certitudes. Le modèle européen est aujourd’hui contesté, y compris par ces pays d’Europe centrale et orientale qui l’avaient adopté naguère avec enthousiasme et expriment désormais leurs désillusions. Porte-parole de ces mécontentements, la Pologne et la Hongrie, unies à la République tchèque et à la Slovaquie au sein du groupe de Visegrad, opposent aux valeurs européennes leurs propres convictions. Elles défendent, face aux démocraties libérales d’Europe occidentale, des idées qualifiées par les experts de « populistes » et marquées par un fort euroscepticisme.
Ces pays n’acceptent pas ce qu’ils perçoivent comme la domination de l’Europe de l’Ouest sur le reste de l’Union européenne. Ils s’estiment délaissés, voire méprisés, par leurs partenaires européens qui méconnaissent, pensent-ils, leur histoire, leur vision du monde, leurs aspirations. L’Europe dans laquelle ils sont entrés après l’effondrement du communisme n’est pas celle qu’ils attendaient. Comme l’écrit le journaliste Bernard Guetta dans son Enquête hongroise (Flammarion, 2019), « Italie comprise, l’Europe du centre est profondément lasse de la prééminence de ces Occidentaux qui n’ont cessé de la traiter en région de second rang, de modifier ses frontières et de lui imposer leurs règles, leur influence et leur universalisme ».
Abandonnés par leurs voisins de l’Ouest
Il est vrai que la région a été redécoupée par les puissances occidentales au lendemain de la première guerre mondiale et qu’elle a ensuite subi une double dictature, celle de l’Allemagne nazie d’abord, celle de l’URSS ensuite. Les Etats d’Europe centrale se sont sentis abandonnés par leurs voisins de l’Ouest. La Hongrie, en particulier, n’a pas digéré le traité de Trianon, signé par Clemenceau, qui l’a privée d’une grande partie de son territoire et de sa population. Les Tchèques n’ont pas accepté les accords de Munich, qui les ont spoliés en 1938, ni les Polonais le pacte germano-soviétique, qui les a sacrifiés en 1939. Jacques Chirac n’a pas amélioré l’image de la France lorsqu’il a reproché à ces pays, en 2003, d’avoir « perdu une occasion de se taire » en approuvant la guerre américaine en Irak.
Par-delà les grands chantiers annoncés par la Commission européenne, celui de la réconciliation entre les deux parties de l’Europe est le plus urgent, à la fois parce qu’il touche au cœur de l’Union et parce qu’il est la condition de la réussite de l’ensemble des politiques européennes. Emmanuel Macron et Angela Merkel l’ont bien compris. L’un et l’autre ont entrepris de renouer les liens avec les pays de la région. « Il a pu y avoir en Pologne, parfois un sentiment d’abandon historiquement, peut-être un sentiment d’humiliation, plus récemment », a reconnu le président français à Varsovie il y quelques semaines.
« Sur chaque grand dossier européen, a-t-il encore déclaré, il ne peut pas y avoir d’accord durable et viable si la Pologne et la France ne travaillent pas ensemble ». Il en va de même des autres pays de la région, y compris la Hongrie avec laquelle les relations, souvent conflictuelles, se sont réchauffées à l’occasion d’un voyage de Viktor Orban à Paris en octobre dernier. L’heure n’est plus aux « chicayas », mais au « compromis », a dit Emmanuel Macron. En 2018, le président français s’était rendu en République tchèque et en Slovaquie dans la même volonté d’apaisement. Il tente d’éviter que le fossé ne s’approfondisse entre l’Ouest et l’Est, même si d’importantes divergences continuent de les opposer sur le respect de l’Etat de droit et de la démocratie.
Le chemin du dialogue
Angela Merkel, pour sa part, a été récemment l’invitée d’honneur du sommet du groupe de Visegrad. Chacun a fait des efforts pour aller vers les autres. « Les échanges ont été positifs et sincères », a conclu le chef de gouvernement hongrois Viktor Orbán au terme des conversations, auxquelles ont pris part ses homologues Andrej Babiš (République tchèque), Peter Pellegrini (Slovaquie) et polonais Mateusz Morawiecki (Pologne). La chancelière allemande s’emploie, comme le président français, à panser les plaies en multipliant les gestes à l’égard des pays de la région.
« L’autre Europe », ainsi nommée par l’écrivain polonais Czeslaw Milosz, est riche d’une longue tradition philosophique, qui s’est interrogée sur le sens de l’aventure européenne et sur les sources de l’identité de l’Europe. Cette tradition a été dévoyée par les populismes, qui l’ont transformée en machine de guerre contre les immigrants et contre la démocratie. Le moment semble venu, après le départ du Royaume-Uni, de retrouver le chemin du dialogue, sans renoncer à combattre les atteintes aux droits humains et aux valeurs démocratiques. En 1935, le philosophe Edmond Husserl estimait, dans une conférence célèbre, que l’Europe avait le choix entre deux avenirs : ou bien elle « sombrera dans la haine de l’esprit et dans la barbarie » ou elle « renaîtra de l’esprit de la philosophie ». L’Europe a connu la barbarie quelques années plus tard. Puisse-t-elle renaître aujourd’hui d’une réflexion commune à tous les pays du Vieux Continent sur le projet européen.