Rien n’est rébarbatif comme un tableau comptable. Mais rien n’est plus utile pour savoir où l’on va quand il s’agit d’argent. Proposant que la Commission européenne s’endette à la hauteur de 500 milliards d’euros, la France et l’Allemagne escomptent aider les pays de l’Union les plus durement frappés par le Coronavirus et relancer l’économie communautaire. Angela Merkel, qui refusait jusqu’alors toute idée de mutualisation de la dette, a bougé. « Enfin », diront les partisans d’une politique de relance, « A quel prix ? » s’inquièteront les prudents. Faut-il y voir une conversion keynésienne de la part d’une chancelière jusque là gardienne de la rigueur budgétaire? Ou la victoire politique du président Français, qui ne cesse d’appeler de ses vœux un ambitieux plan d’investissement pour surmonter la crise? Pour Philippe Braud, professeur émérite à Sciences Po, l’explication tient sans doute à des motifs moins grandioses, mais beaucoup plus solides.
« On a coutume de dire que la politique est articulée sur des idées, remarque cet expert. C’est vrai. Mais, à l’usage, les idées se révèlent toujours plus molles ou faibles que prévu. La politique fonctionne d’abord selon des intérêts et des préjugés ». Les passionnés d’envolées lyriques, de plans sur la comète, vont s’offusquer. Mais notre interlocuteur n’en a cure, homme de science et de patience qui préfère à la fascination du présent les délices du temps long.
« Quand la chancelière allemande rejetait la mutualisation de la dette, elle n’était pas une idéologue hantée par je ne sais quelle lubie, mais une responsable politique bien consciente des données de son problème, analyse en souriant Philippe Braud: elle savait qu’il ne lui était pas possible de demander aux contribuables allemands de rembourser l’argent dépensé par les Italiens, les Espagnols ou les Grecs. On voit par là que les préjugés ne manquent pas de valeur.»
La pandémie du Coronavirus a tout changé. « L’intérêt bien compris de l’Allemagne s’est imposé, souligne encore notre politologue. Or, quand l’intérêt entre en collision avec les préjugés, c’est toujours le premier qui l’emporte. Un pays de la zone euro, surendetté, pourrait être tenté de reprendre ses billes. Pareille hypothèse, tragique pour lui, plongerait aussi ses anciens partenaires, au premier rang desquels l’Allemagne, dans des abîmes financiers- pour ne pas parler de commerce. Le désordre engendré par le Brexit laisse imaginer ce que provoquerait, par exemple, le retrait de l’Italie. C’est ce que j’appelle la contrainte de solidarité. Malgré les oppositions qu’il ne manque pas de susciter, l’accord du 18 mai va sans doute rallier à lui les vingt-six pays de l’Union. Certains d’entre eux, pour ne pas perdre la face, exigeront et obtiendront quelques aménagements, mais globalement, l’Allemagne et la France devraient imposer leur point de vue. »
Cette conception de la vie politique fait peut-être moins rêver que les drapeaux qui flottent au vent des utopies, mais elle n’en est pas moins forte, efficace, et judicieuse. La crise actuelle nous le démontre. On disait l’Union européenne anéantie par la pandémie, la voici qui bouge encore. « Depuis qu’elle existe, elle a généré des colères et des crises, conclut Philippe Braud. Mais parce qu’elle repose avant tout sur une logique d’intérêts, toujours elle est parvenue à surmonter ses divergences et toujours elle est parvenue à se consolider. » Le projet Communautaire ? Blessé seulement…