La crise provoquée par le Covid-19 n’a pas seulement renforcé l’intégration européenne autour d’un plan de relance ambitieux et novateur, elle a aussi conduit les Européens à s’interroger sur leur dépendance à l’égard du reste du monde, en particulier de la Chine, en matière de masques et de médicaments. L’Union européenne a constaté que dans de nombreux secteurs elle a perdu la maîtrise de son destin et que, la mondialisation aidant, elle est devenue un maillon faible des rapports de force internationaux. Les responsables politiques de plusieurs pays s’en inquiètent. « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie à d’autres est une folie », a déclaré par exemple Emmanuel Macron dans son adresse aux Français le 12 mars. Au Royaume-Uni, Boris Johnson a justifié le Brexit par la nécessité de « reprendre le contrôle ». En Allemagne, Angela Merkel, dans le style feutré qui est le sien, a fait le même constat, même si elle en a tiré des conséquences inverses de celles du premier ministre britannique, qui a choisi, lui, la rupture avec l’UE.

Pour la chancelière allemande, le temps n’est plus aux spéculations sur la construction européenne, mais à la consolidation de ses acquis. « Nous devrions éviter de poser trop souvent la question de l’existence de l’UE et plutôt faire notre travail », a-t-elle déclaré dans un entretien accordé à six journaux européens. Pour elle, l’Europe existe, ne serait-ce qu’à travers son grand marché et ses tentatives d’union. Ce qui importe, c’est d’assurer sa présence dans le monde. « Il est dans l’intérêt vital de tous les Etats membres de maintenir un marché unique européen fort et de présenter un front uni sur la scène internationale », souligne-t-elle. L’idée n’est pas vraiment nouvelle mais le drame sanitaire a accentué la prise de conscience des Européens. Un nouveau mot d’ordre s’impose : l’Europe doit désormais se battre pour affirmer sa souveraineté dans le concert des grandes puissances. Emmanuel Macron s’est ainsi fait le champion, dans son discours de la Sorbonne, en 2017, d’une « Europe souveraine, unie et démocratique ».

La fin de la naïveté

Le mot de souveraineté n’est peut-être pas le mieux choisi pour qualifier l’objectif de l’UE, d’abord parce que, l’Europe n’étant pas un Etat, il est difficile de la définir comme une entité souveraine, sinon dans une vision idéale bien éloignée de la réalité ; ensuite parce que la notion de « souveraineté européenne » entre en contradiction avec celle de souveraineté nationale et que cette ambiguïté ne peut que favoriser les nationalismes anti-européens. Comme l’écrit le diplomate Gilles Andréani dans un article publié par le site Telos et repris par le site Boulevard Extérieur, « le thème de la souveraineté, qui n’unifie guère en Europe que les eurosceptiques, et encore superficiellement, est tout-à-fait impropre à rassembler les Européens pour relancer l’Union ». Oublions donc le mot et parlons, comme Emmanuel Macron, d’autonomie stratégique ou, comme Angela Merkel, de capacité d’agir pour permettre à l’Europe de se ressaisir dans les domaines où elle est en position de faiblesse. C’est ce que certains appellent « la fin de la naïveté » face à la concurrence déloyale de pays qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes.

Des initiatives ont été prises en ce sens par la Commission européenne pour protéger les marchés du Vieux Continent contre les entreprises étrangères qui bénéficient, à la différence des entreprises européennes, d’aides publiques ou pour préserver les secteurs stratégiques en filtrant les investissements venus d’ailleurs. De même une taxe carbone aux frontières pourrait corriger certaines distorsions devenues inacceptables. « Il faut arrêter d’être naïfs », a lancé le commissaire Thierry Breton, chargé du marché intérieur. Les entreprises doivent concourir « à armes égales », a-t-il dit. Il ne s’agit pas d’encourager à l’échelle de l’Europe un « souverainisme de repli », selon l’expression de Gilles Andréani dans l’article cité, mais d’aller vers un juste équilibre entre l’ouverture des échanges et le respect des intérêts européens en corrigeant les excès de la mondialisation et en organisant d’une manière plus juste l’interdépendance que celle-ci promeut entre les Etats.

Cette auto-affirmation d’une Europe soucieuse de défendre sa liberté d’action face à ses grands rivaux a pour corollaire la détérioration de ses relations avec les Etats-Unis d’une part, avec la Chine de l’autre. Certes ces deux pays ne peuvent pas être mis sur le même plan dans leurs rapports avec l’Union européenne mais l’un et l’autre apparaissent comme ses deux principaux interlocuteurs. Emmanuel Macron a lui-même suggéré ce parallélisme en parlant de la « consolidation d’une Europe indépendante « face à la Chine, aux Etats-Unis et dans le désordre mondial que nous connaissons ». Avec l’Amérique de Donald Trump, les contentieux se sont multipliés depuis que le président américain a répudié le multilatéralisme et qualifié l’Union européenne d’ennemie. Avec la Chine de Xi Jinping, perçue par les Européens comme un concurrent déloyal et comme un « rival systémique », selon l’expression de la Commission européenne, les désaccords s’alourdissent. Entre ces deux géants, qu’elle juge menaçants, l’Europe tente de trouver sa place. Elle cherche sa propre voie, comme l’a souligné récemment Josep Borrell, son haut représentant pour la politique étrangère, en citant la chanson de Frank Sinatra My Way.