Le retour des talibans aux commandes de l’Afghanistan est un sérieux échec pour les Etats-Unis, qui se sont engagés militairement il y a vingt ans, au lendemain de l’attentat meurtrier contre les tours jumelles de New York, pour les chasser du pouvoir. Le gouvernement mis en place pour leur succéder s’est effondré d’une manière spectaculaire, malgré le soutien constant de Washington. L’armée afghane, en particulier, pour laquelle des milliards de dollars ont été dépensés, n’a pas tenu le choc face aux islamistes. Le retrait américain a laissé le pays sans défense. Les talibans l’ont reconquis en quelques semaines, créant le chaos et la panique. Au-delà du camouflet infligé à Joe Biden, c’est le leadership de Washington dans cette partie du monde qui se trouve remis en question. Nous sommes entrés, comme le souligne dans Le Monde Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du bureau de Paris du German Marshall Fund of the United States, dans un monde « post-américain » qui fait place à d’autres puissances, la Chine en premier lieu, mais aussi la Russie, la Turquie ou l’Iran.
Cette redistribution des cartes concerne aussi l’Europe, qui doit tenter de jouer sa partie dans le nouvel ordre international. Les Européens font face à plusieurs défis qui mettent à l’épreuve leur capacité d’action. Le premier, le plus immédiat, est celui de l’évacuation de tous ceux, Européens ou Afghans, qui ont tout à craindre du retour des talibans. « L’évacuation du personnel et des citoyens de l’UE, ainsi que du personnel afghan qui a travaillé pour l’UE et les États membres en Afghanistan, est une priorité immédiate », a déclaré, quelques jours après la chute de Kaboul, la commissaire européenne aux affaires intérieures, la Suédoise Ylva Johansson. Cette première phase est, pour l’essentiel, achevée. Elle a eu lieu dans des conditions très difficiles. Pendant le déroulement de ces opérations, un attentat-suicide, revendiqué par l’Etat islamique, a tué près de 200 personnes, dont 13 militaires américains. Il n’a pas empêché l’exfiltration de plus de cent mille candidats au départ.
Asile et immigration
Le deuxième défi, à moyen terme, est celui des flux migratoires. Jean-Yves Le Drian, dans ce même entretien, note que le Conseil de sécurité de l’ONU est unanime sur la question de « l’anticipation des mouvements de population qui pourraient survenir dans les mois qui viennent ». Emmanuel Macron a été critiqué à tort pour avoir évoqué le risque de « flux migratoires irréguliers importants qui mettraient en danger ceux qui les empruntent et nourriraient les trafics de toute nature ». Sa préoccupation est légitime. Comment y répondre ? « L’Afghanistan sera le révélateur de la capacité de l’Union européenne à avoir une politique d’asile coordonnée sur laquelle il n’est plus possible de faire l’impasse », ont déclaré les eurodéputés socialistes. Dans cet esprit, la présidente de la Commission européenne a invité les Etats qui ont participé à la mission en Afghanistan à « prévoir des quotas de réinstallation suffisants et des voies de migration sûres, afin que nous puissions, collectivement, accueillir ceux qui ont besoin d’une protection ».
Le troisième défi est celui du terrorisme. Les Européens s’inquiètent, à juste titre, que l’Afghanistan des talibans puisse se transformer en sanctuaire du djihadisme, dans la fidélité au souvenir du chef d’Al-Qaida, Oussama Ben Laden, tué en 2011, dont les talibans sont proches. « Des groupes terroristes sont présents en Afghanistan et chercheront à tirer profit de la déstabilisation », a déclaré le président français. Selon Jean-Yves Le Drian, les membres du Conseil de sécurité sont d’accord pour « éviter que l’Afghanistan ne redevienne une plateforme d’initiatives terroristes ». Ils attendent donc des talibans qu’ils renoncent au terrorisme « autrement que par des phrases » et qu’ils rompent officiellement avec Al-Qaida. Les talibans ont promis de gouverner autrement qu’ils ne l’ont fait entre 1996 et 2001. Nul ne sait s’ils ont l’intention de tenir leurs promesses. Ils semblent aujourd’hui divisés entre une aile radicale et une aile plus modérée. Et si leurs relations sont bonnes avec Al-Qaida, elle le sont beaucoup moins avec Daech.
L’Union européenne a son rôle à jouer dans ce nouveau paysage géostratégique. Il faudrait d’abord que les Etats membres parviennent à s’entendre entre eux sur la réponse aux grands défis. Or on sait qu’ils ne sont pas vraiment d’accord sur la politique d’asile et d’immigration. On sait aussi que la coordination de leurs efforts contre le terrorisme est encore imparfaite. Les leviers diplomatiques de l’Europe sont limités. Au moins leur reste-t-il celui de l’aide financière dont bénéficie l’Afghanistan. Mme von der Leyen a eu raison d’affirmer que « pas un seul euro d’aide au développement ne peut aller à un régime qui prive les femmes et les filles de leurs libertés et de leurs droits à l’éducation et au travail ». La défense des droits de l’homme doit rester la principale boussole des Européens dans leurs relations extérieures. Face aux talibans, il leur faudra tenter de concilier ce principe avec la réalité des rapports de force. Ce sera notamment la responsabilité d’Emmanuel Macron lorsque la France exercera, pendant le premier semestre de 2022, la présidence de l’Union.
Ce texte est une version légèrement remaniée d’un article publié sur le site Boulevard-Extérieur