Hasard du calendrier, je reviens (en train !) de Venise, où j’ai été voir la Biennale d’Art Contemporain dont le thème, cette année, était : « Étrangers partout ». Le titre a été inspiré par une œuvre, d’ailleurs exposée en extérieur, d’un collectif d’artistes européens, qui a écrit cette formule en une multiplicité de langues avec des tubes fluorescents.
Le commissaire Brésilien de la biennale Adriano Pedrosa précise qu’il faut entendre la formule dans un double sens : « d’abord, où que vous alliez et où que vous soyez, vous rencontrerez toujours des étrangers. Eux et nous sommes partout. Ensuite, quelque soit l’endroit où vous vous trouvez, vous êtes, en vous, authentiquement et profondément, un étranger ».
L’exposition a donc privilégié des œuvres venant d’artistes résidant hors d’Europe ou d’Amérique du Nord ou faisant partie des peuples autochtones ou, encore, donnant la parole à des migrants. Comme souvent, dans ces grandes expositions internationales, les propositions sont d’inégale valeur et, comme l’ont écrit Harry Bellet et Philippe Dagen pour le journal Le Monde, « le critère de la nationalité ou de l’origine, pas plus que celui du genre, ne garantit la qualité artistique ».
La valeur d’un point de vue venu d’ailleurs
Cela dit, au milieu de dizaines de propositions, il y a des œuvres fortes (en tout cas à mes yeux), et j’en retiens deux leçons.
La première est que l’on a tout à gagner à rencontrer des points de vue inhabituels et à dialoguer avec eux. C’est déstabilisant parfois et enrichissant presque toujours. Et ce qui vaut dans le domaine artistique vaut pour l’ensemble de la culture. A l’heure où, semble-t-il, beaucoup de nos concitoyens ont peur de perdre leur identité, il faut rappeler que notre identité se rétrécit et s’appauvrit considérablement si elle en reste à un perpétuel « identique ». Un collectif danois a osé une provocation qui, je dois le dire, m’a réjoui, en imprimant des affiches portant le slogan : « étrangers, s’il vous plaît, ne nous laissez pas seuls avec les Danois » !
La deuxième leçon est que les conséquences de l’action de pays riches, vue d’ailleurs, nous amène à beaucoup, beaucoup de modestie. On ne trouve pas de dénonciations de principe, mais plutôt des évocations précises de ce que les peuples dominés endurent du fait des logiques économiques et politiques qui les enserrent. Les Pays-Bas, par exemple, ont mis leur pavillon à disposition d’un collectif de la République Démocratique du Congo qui retrace l’exploitation proche de l’esclavage que subissent les populations dans la forêt congolaise pour produire de l’huile de palme. La traduction de la protestation sous forme de sculptures fortement expressives est bouleversante.
Et là aussi je ne peux m’empêcher de penser aux tendances politiques actuelles où des individus sont tellement fiers de ce que leur nation a produit. On ne peut que s’interroger : qu’est-ce que les Anglais avaient fait de tellement extraordinaire pour qu’ils aient besoin de se couper du reste de l’Europe ? La Hongrie aux Hongrois, l’Italie aux Italiens, les Pays-Bas aux Hollandais, la Flandre aux Flamands et, maintenant, la France aux Français, et après ? Qu’avons-nous de tellement précieux à préserver ? En écoutant ce que disent ceux qui nous regardent d’ailleurs on ne peut que s’interroger. Il ne s’agit pas de se flageller, mais simplement de se rendre compte qu’on a fait aussi mal et aussi bien que tous ceux qui avaient du pouvoir : dès que l’on a pu on en a abusé.
L’héritage chrétien
Alors oui, il y a l’héritage chrétien que certains font mine de vouloir défendre bec et ongles. Mais leur christianisme me semble tout à fait hérétique.
L’attention à l’égard de l’étranger traverse toute la Bible, l’Ancien comme le Nouveau Testament. Et l’amour de ceux qui nous semblent hostiles (à tort ou à raison) est un appel clair qui résonne dans les évangiles.
Quant aux chrétiens, ils sont censés être, précisément, « étrangers et voyageurs sur la terre ». A ce propos, le catalogue de l’installation du pavillon Serbe cite un extrait d’un théologien médiéval, Hugues de Saint Victor : « l’homme qui trouve que sa patrie est douce est encore un tendre novice, celui à qui chaque terre semble natale est déjà fort, mais c’est celui pour qui le monde entier est une contrée étrangère qui est parfait ».
Nous sommes tous des étrangers et c’est une bonne nouvelle. C’est cette bonne nouvelle que je veux préserver au milieu des nationalismes multiples qui nous menacent et nous appauvrissent.