« Les indépendantistes kanaks peuvent percevoir le dégel du corps électoral comme un acte de recolonisation » selon l’universitaire Sarah Mohamed-Gaillard, enseignante à l’Inalco. Cette spécialiste de la politique française en Océanie rappelle l’importance du point de rupture survenu en 2021 entre le gouvernement et les indépendantistes kanaks. Entretien.
La vague de violence qui touche la Nouvelle-Calédonie était-elle prévisible ?
Comme d’autres spécialistes de la Nouvelle-Calédonie, j’étais inquiète car les voyants étaient passés au rouge. Des tensions plus fortes étaient possibles pour deux raisons : depuis l’organisation du troisième référendum d’autodétermination en 2021, les relations étaient devenues sensibles entre les indépendantistes et le gouvernement, et un manque de confiance croissant s’installait.
La sortie de l’accord de Nouméa prévoyait trois référendums d’autodétermination. L’organisation des référendums de 2018 et de 2020 ont fait l’unanimité chez les partis politiques calédoniens. En 2018, les non-indépendantistes pensaient l’emporter largement, mais le résultat fut plus serré que prévu. Notons que lorsque l’ancien Premier ministre Édouard Philippe s’est rendu en Nouvelle-Calédonie en 2018 pour préparer le référendum, il fit preuve de précaution dans le dialogue avec les différentes communautés, à l’instar de Michel Rocard avant lui. Un premier point de rupture est survenu lors du référendum de 2021. Les indépendantistes kanaks étaient opposés à la date fixée pour ce référendum en raison du Covid-19, qui a durement touché les communautés océaniennes de la Nouvelle-Calédonie, beaucoup plus vulnérables. Selon eux, une période de deuil ne devait pas être troublée par la question du référendum, qu’ils souhaitaient reporter. Les indépendantistes ont donc boycotté le troisième référendum, lors duquel l’indépendance a évidemment été rejetée à plus de 95 %. Aujourd’hui, les indépendantistes kanaks ne reconnaissent pas la valeur politique de ce troisième référendum.
À ce moment-là, les indépendantistes kanaks ont estimé que l’État sortait de son rôle d’arbitre neutre, qu’il avait tenu depuis les accords de Matignon en 1988. À leurs yeux, l’État avait choisi une date de référendum qui avantageait les non-indépendantistes. La relation de confiance s’est alors effritée. À cette impasse politique, qui empêche de dessiner un nouvel avenir statutaire pour la Nouvelle-Calédonie, s’ajoute la crise de la filière nickel, moteur économique du territoire. Lorsque des crises économique et politique coïncident, la situation ne peut que s’aggraver. L’élément déclencheur a été le projet de loi constitutionnelle modifiant le corps électoral de la Nouvelle-Calédonie, adopté par les députés dans la nuit du mardi 14 au mercredi 15 mai.
Pourquoi cette loi constitutionnelle modifiant le corps électoral de Nouvelle-Calédonie a-t-elle mis le feu aux poudres ?
Ce n’est pas tant le contenu de la loi qui pose problème aux indépendantistes kanaks, mais la méthode employée et sa temporalité. Depuis les accords de Matignon de 1988, les indépendantistes kanaks ont l’habitude que l’État privilégie le dialogue et la recherche de consensus dans le dossier calédonien. En mai 2024, l’adoption de cette loi sur le corps électoral a été perçue comme une véritable pression du gouvernement, qui souhaite modifier la constitution courant juin pour organiser les élections territoriales à la fin de l’année 2024. Le gouvernement était conscient de l’opposition des indépendantistes kanaks, mais n’a pas tenu compte de leur position. Les indépendantistes kanaks gardent en mémoire de nombreux revirements politiques de l’État français, ce qui explique leur méfiance. Cette récente décision, perçue comme un passage en force, ne fait qu’aggraver la défiance et compromettre davantage le fragile équilibre des relations entre les […]