Trêve des confiseurs ? Trêve de plaisanterie : le syndicat Sud-rail menace de poursuivre la grève à la SNCF au cours des prochains week-ends, le projet de réforme des retraites provoque une levée de boucliers de tous les syndicats représentatifs et génère au sein même de la majorité des dissensions, le débat sur les éventuelles coupures d’électricité – qu’il est plus chic d’appeler « délestages » – enfin, nourrit la mauvaise humeur et les rumeurs.

On ajouterait bien que la guerre en Ukraine se poursuit, mais vous allez trouver qu’on exagère, que le protestantisme et le pessimisme ne font pas forcément bon ménage, qu’à l’approche du 25 décembre il n’est pas ridicule de garder l’espérance. Très bien. Mais la situation politique et sociale n’invite-t-elle pas nos concitoyens à la circonspection ? Pour le savoir, nous avons interrogé l’historien Christian Delacroix, co-auteur avec Michelle Zancarini-Fournel de « La France du temps présent », dernier volume de l’immense Histoire de France dirigée par Joël Cornette et parue en folio. 

Trop souvent considérée comme seconde, voire subalterne, la question sociale révèle, plus qu’on ne le croit, les enjeux du débat public. Alors que notre système social demeure un des plus favorables à la redistribution des richesses, il est de plus en plus perçu comme une machine à fabriquer des inégalités. Dès lors, la question sociale envahit le champ politique:

« A bas bruit le plus souvent, parfois de façon spectaculaire – on l’a vu lors du mouvement des Gilets jaunes- les Français rappellent aux responsables politiques leur attachement viscéral à la notion d’Etat social protecteur, observe Christian Delacroix. Le démantèlement de cet Etat provoque en eux un sentiment d’insécurité sociale, suscite une violence à laquelle les responsables politiques ne sont pas toujours capables de répondre. Un certain nombre de mouvements sociaux, ou même de micro-réactions sociales, peuvent être rattachés à cette mutation. Ainsi, derrière le jeu parlementaire, pouvons-nous repérer cette dynamique sociale à l’œuvre, la colère contre l’impuissance des élus à modifier le cours des événements. Dans ces conditions, l’exercice du pouvoir (et même du contre-pouvoir) devient de plus en plus difficile.»

Devons-nous parler de grande confusion ? Pas sûr. La normalisation de l’extrême droite est en cours. L’élection d’Eric Ciotti à la tête de la formation Les Républicains, sur un programme qui se trouve pour partie à la lisière de celui de Marine Le Pen, l’illustre. La domination de La France Insoumise à gauche reflète une même tendance à la radicalité.

«L’effondrement des deux grands partis, la droite qui se réclame du gaullisme et la gauche socialiste, n’empêche pas le dépassement voulu par Emmanuel Macron de toucher à sa fin, considère Christian Delacroix. La rhétorique du « En même temps » n’est plus efficace. La majorité ne dispose pas d’une majorité absolue, le gouvernement fait avancer la machine à coup de 49.3, mais chacun se demande combien de temps cela pourra durer. Le clivage gauche-droite se recompose, sous d’autres formes, inédites. »

La notion d’ « épuisement démocratique » est peut-être pertinente. Mais, la nature politique ayant, elle aussi, horreur du vide, on pourrait redouter l’avènement d’un pouvoir autoritaire, la prise du pouvoir par des partis non républicains.

Inflexion identitaire

«Certains penseurs du politique parlent d’un libéralisme autoritaire, note Christian Delacroix. Fort avec les faibles, faibles avec les forts, le pouvoir politique naviguerait au fil de l’eau sans perdre le sens de ses propres intérêts. Ceci posé, le « quoi qu’il en coûte » imposé par Emmanuel Macron a surpris et répondu à ce qu’attendaient nombre de Français… »

L’inflexion identitaire ne cesse d’empoisonner le débat public aujourd’hui. L’imaginaire s’invite à la table autant que les querelles ou les peurs. Pour Christian Delacroix, la conflictualité sociale est reconfigurée par ce qu’il nomme la question raciale.

« Nous constatons une crispation sur les questions identitaires, observe-t-il. Or, il me semble dangereux d’isoler ce sujet de la question sociale car alors on s’autorise toutes les dérives. Certains de nos concitoyens brandissent la loi de 1905 comme une arme contre les Français musulmans, qu’ils cherchent à réduire à leur croyance. Jean Baubérot a plusieurs fois dénoncé cette indigne transformation d’une loi de paix en religion civile identitaire. »

On soulignera toutefois que cette analyse fait débat, même chez les protestants.

L’avenir de la planète engendre, lui aussi, de multiples joutes publiques – ou privées : dans quel foyer ne s’est-on pas déjà disputé sur cette question?  « C’est une affaire sérieuse qui mériterait plus de raison, estime Christian Delacroix. Plutôt que de promettre une transition énergétique, une expression qui ne correspond à rien puisque jamais dans l’Histoire on en a observé, les responsables politiques devraient adopter une gestion rationnelle des pratiques et des projets.»

A ce tableau bien sombre, le retour de la guerre en Europe ajoute un facteur d’incertitude.

« Le conflit mettant aux prises l’Ukraine et la Russie a commencé dans le Donbass en 2014, rappelle Christian Delacroix. Mais il n’avait pas suscité de prise de conscience générale. Cette fois-ci, tout le monde voit bien que la guerre est à nos portes. Cet événement oblige à réorganiser la relation que nous entretenons avec le temps, à repenser le présent dans la perspective de la longue durée. »

Pour un historien, bien sûr, il y a là comme une fonction recouvrée : celle d’éclairer la lanterne de ses contemporains. Mais avec humilité.