Lorsque l’on parle des enjeux écologiques énormes auxquels nous faisons face (qu’on les admette ou qu’on les dénie) on bute régulièrement sur la question de la pauvreté. Les plus pauvres craignent de se retrouver en difficulté si on renchérit le coût de certains produits, du fait des normes environnementales. Et les pays pauvres ne voient pas pourquoi ils devraient porter les conséquences des choix faits, ces dernières décennies, par les pays riches.
Comment relier injustice et crise écologique ? Comment agir de concert pour prendre en compte ces deux enjeux ? Et quels rapports ont-ils entre eux ? La réponse à ces questions n’a rien d’évident.
Tout cela est vrai et la difficulté est redoublée quand on cherche à s’ancrer dans le message biblique. On y trouve, en effet, beaucoup de mises en garde concernant la richesse, beaucoup de critiques de l’injustice économique, de nombreuses exhortations à porter attention (au minimum) à ceux qui ont faim. On y trouve beaucoup moins de considérations sur le rapport au monde naturel.
J’inaugure, ici, une série de posts, destinés à renouveler notre compréhension de la création. L’actualité charrie, en ce moment, des problèmes et des tensions récurrents. Elle tourne pas mal en rond. C’est l’occasion de reprendre des sujets plus à fond et de creuser tranquillement les textes bibliques pour voir comment ils peuvent nous inspirer et nous interpeller.
Concernant la création, pour y revenir, on se concentre, à mon avis, beaucoup trop sur les deux premiers chapitres de la Genèse. Or il y a bien d’autres passages, dans la Bible, qui nous parlent de ce sujet. Et je vais commencer, aujourd’hui, par lire les passages qui lient injustice sociale et crise du monde naturel (je parle de nature par commodité de langage, je ne vais pas, ici, faire écho aux débats que ce mot suscite).
Un lien affirmé, mais mystérieux, entre injustice, idolâtrie et rapport compliqué avec la nature
La Bible, pour des raisons évidentes, ne parle pas beaucoup des dégâts que l’homme occasionne, dans la nature. Ce n’est, en effet, que récemment que l’humanité, dans son ensemble, est devenue capable d’infliger des dommages profonds et irréversibles aux espèces animales (dont l’être humain) et végétales, ainsi qu’au climat.
Pourtant il y a un thème surprenant, qui court à travers l’Ancien Testament : lorsque l’homme cède à l’injustice ou à l’idolâtrie, Dieu intervient pour rendre l’agriculture plus difficile, en provoquant sécheresses et invasions de nuisibles.
La chute, par exemple, rend immédiatement le travail de la terre pénible. « Dieu dit à Adam : « Parce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi l’épine et le chardon et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras du pain » (Gn 3.17-19). Et un message du même style est adressé à Caïn une fois qu’il a tué son frère Abel : « Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force » (Gn 4.11-12).
On retrouve des considérations semblables, par exemple dans le livre du Deutéronome. « Que dira la génération suivante, vos fils qui se lèveront après vous, et l’étranger qui viendra d’un pays lointain, quand ils verront les blessures de ce pays, et les maladies dont l’aura frappé le Seigneur ? « Tout son pays n’est que soufre, sel et feu : pas de semailles, pas de végétation, aucune plante ne pousse, comme à Sodome et à Gomorrhe, à Adma et à Cevoïm, que le Seigneur a bouleversées dans sa colère et sa fureur. » Et toutes les nations s’écrieront : « Pourquoi le Seigneur a-t-il ainsi traité ce pays ? Pourquoi cette grande colère s’est-elle enflammée ? » Et on répondra : « C’est parce qu’ils ont abandonné l’alliance du Seigneur, le Dieu de leurs pères, qu’il avait conclue avec eux en les faisant sortir du pays d’Egypte » (Dt 30.21-24).
La péripétie la plus connue (dernier exemple) est celle d’Elie face aux prophètes de Baal. Dieu provoque une sécheresse de plusieurs années jusqu’à ce que le peuple se détourne du culte de Baal.
J’en reste là pour les exemples de cette logique. Elle semble relier, précisément, injustice sociale et/ou idolâtrie, d’un côté, et crise agricole, de l’autre. Mais le lien entre les deux n’est pas tellement compréhensible. On affirme l’existence d’un processus mystérieux, rapporté à Dieu lui-même, mais dont les rouages nous échappent. Quel est le rapport entre idolâtrie, injustice sociale et difficultés agricoles ?
L’être humain aborde l’autre d’une manière homogène, que ce soit l’autre humain, le non-humain, ou le divin
En fait en creusant, je me suis rendu compte que le rapport en question est intérieur à l’homme lui-même : il se comporte d’une manière analogue à l’égard de Dieu, à l’égard des autres et à l’égard de la nature.
Déjà, dans les textes prophétiques, on remarque que la critique sociale et la critique religieuse se fondent l’une dans l’autre, comme si elles renvoyaient à une pratique homogène : celui qui brutalise l’autre et veut le faire marcher à la baguette, essaye aussi de mettre la main sur Dieu, en en faisant un dieu à se mesure et qui obéit à ses ordres.
Cette continuité est particulièrement évidente dans les tentations que le diable adresse au Christ, au début de l’évangile : Si tu es le fils de Dieu ordonne à ses pierres de se changer en pain / Si tu es le fils de Dieu qu’il donne des ordres à ses anges à ton profit / Je te donnerai tous les royaumes du monde avec leur gloire si tu te prosternes et m’adores (Mt 4.1-11). On retrouve la volonté de donner des ordres et de maîtriser la nature, puis de donner des ordres à Dieu et, enfin, de dominer les autres. La deuxième tentation est d’ailleurs commentée par Jésus en faisant référence (via une citation du Deutéronome) à l’épisode de Massa et de Meriba où le peuple a voulu faire plier Dieu avec cette formule : « Le Seigneur est-il au milieu de nous oui ou non ? » (Ex 17.7).
Celui qui veut faire plier Dieu, veut faire plier les autres et la nature aussi bien. La famille des dieux Baals était, de ce point de vue, idéale : divinités agricoles ils étaient adaptés à la demande des cultivateurs qui se forgeaient, ainsi, un dieu à leur mesure.
Le phénomène dont je parle a des échos dans les sciences sociales contemporaines où l’on sait que les différentes logiques de domination font écho l’une à l’autre.
Les personnes en situation de pouvoir utilisent plus facilement que les autres les passe-droits. Les personnes en situation d’autorité sont tentées d’abuser sexuellement des autres. Et les religions se moulent trop facilement dans le désir des puissants : légitimant les dictatures ou valorisant l’enrichissement abusif.
Et, donc, ce que nous disent les textes prophétiques, c’est que la nature, conduite par Dieu qui est son créateur, résiste à l’emprise et à la domination qu’on veut lui imposer en devenant moins productive. Dieu est le créateur de tous les hommes (et y compris du pauvre), des végétaux et des animaux et il échappe à notre emprise.
La technologie moderne : une tentative répétée et monstrueuse pour contourner les résistances diverses
Je ne vais pas statuer, en quelques lignes, sur l’ensemble de ce qu’ont produit les sciences et les techniques depuis 250 ans. Il est inutile de n’y voir que du mal ou que du bien. La réalité est contrastée. Je vais me limiter à un versant de l’aventure technologique moderne : user des techniques pour contourner les résistances diverses qui auraient pu nous rappeler à l’ordre collectivement ou rappeler à l’ordre certains groupes sociaux.
Les technologies militaires ont servi à tenir en respect des pays entiers et, par exemple, à assurer un approvisionnement en combustibles ou en minerais, sans dépendre des projets de tel ou tel gouvernement. Les résultats sur le terrain ont été hasardeux, mais l’avance technologique sur des armes de pointe continue à être recherchée. De nombreux mouvements de protestation, dans le monde, ont été, eux aussi, réprimés par les armes, ou par la mise en œuvre de technologies de surveillance avancées.
Dans le rapport à la nature on a largement pratiqué le forçage et on en est, aujourd’hui, à tenter de lutter contre les dégâts de certains intrants en répandant d’autres intrants.
La sédentarité provoquée par l’équipement de la vie moderne en moyens de transports a engendré, pour sa part, de vastes problèmes de santé publique. Il en va de même de l’alimentation industrielle transformée qui ne nourrit qu’en partie et rend malade si on en abuse. On répond à ces difficultés par des technologies médicales en partie efficaces, mais en partie seulement. La pollution atmosphérique provoque, elle aussi, des centaines de milliers de décès anticipés, que l’on essaye d’éviter, là aussi, par une prise en charge médicale des malades chroniques.
Mais finalement on butte sur le climat et la chute de la biodiversité et, nonobstant l’optimisme aveugle de certains technolâtres, on doit bien admettre que notre pouvoir de destruction nous revient en pleine face. Les rapports de prédation à l’égard de pays satellisés, de groupes sociaux maintenus par force dans l’obéissance et de la nature, débouchent sur une impasse.
Y a-t-il donc des liens entre les problèmes sociaux et les problèmes environnementaux ? Oui, pas forcément de la manière dont on s’y attend : mais au fond ce sont les mêmes attitudes qui génèrent des crises parallèles qui, sans qu’on l’aperçoive forcément, obéissent à des causes tout à fait analogues.
Tout cela rend, finalement, très concrets, les ponts tracés, naguère, dans un contexte bien différent, par les prophètes de l’Ancien Testament : il y a des moments où la violence butte sur des limites qu’elle a contribué à construire. Et même si les groupes dominants tentent d’échapper une fois de plus à des remises en question par trop radicales, à leurs yeux, l’histoire est en marche.