Appuyé sur ses travaux de recherche et les données du dernier recensement de la population, le professeur Bony Guiblehon, de l’Université Alassane Ouattara de Bouaké, nous partage son analyse. Il détaille notamment les relations entre religion et politique, éloignées de la laïcité « à la française ». Volet 2 de l’entretien.

Quels sont, d’après-vous, les terrains sur lesquels on a aujourd’hui besoin de recherches dans le domaine des liens société-religion en Côte d’Ivoire ?

Il a encore peu de travaux sur la diversité évangélique ivoirienne et ses dimensions postcoloniales. On a encore moins de travaux sur la laïcité de l’État. Cette « laïcité » n’en est pas vraiment une, en tout cas au sens des Français. Il y a, d’une part, une grande liberté d’organisation des religions, et beaucoup de tolérance, et, d’autre part, beaucoup de liens entre religion et politique, sans pour autant religion d’État. Il y a de nombreux dispositifs institutionnels, de nombreuses régulations, notamment en lien avec les enjeux sécuritaires. L’État a à cœur d’accompagner les groupes religieux pour ne pas arriver à des questions de sécurité qui nous dépassent. Il y a une forme de laïcité juridique et constitutionnelle, certainement, mais pas de laïcité culturelle. Qu’est-ce-que la laïcité en Afrique ? (1) Cela n’a pas de sens d’en parler comme on en parle en France. La laïcité ivoirienne reste vraiment à élaborer et à analyser. Ainsi que les limites de la transférabilité des conceptions françaises sur le sujet. Un autre axe de recherche qui mériterait plus de travaux est celui des dérégulations du champ religieux, avec des acteurs qui se démarquent franchement des religions en place depuis longtemps.

Maman Parfaite au Bénin, Jésus Baoulé en Côte d’Ivoire

Quels exemples ? 

Au Bénin, vous avez par exemple l’Église de Maman Parfaite. Née en 2009 à Nanamè au Bénin, cette Église professe que sa fondatrice, Maman Parfaite, est Daagbo, « Dieu le père », en langue locale. Ce mouvement religieux fondé et dirigé par une femme est très populaire. Il défie ouvertement l’Église catholique du Bénin. Ici, en Côte d’Ivoire, il y a aussi le Jésus Baoulé, à la tête de l’Église Patmos, qui comporte plusieurs communautés. Native de Bouaké, la prophétesse Nahomie, à l’origine de ce mouvement messianique, a reconnu en lui Jésus-Christ revenu sur la terre en Côte d’Ivoire. Ce Jésus ivoirien a été finalement mis en prison, mais pour quel motif ? Qu’avait-il fait de répréhensible ? Il a du coup été libéré. Il y a eu des scènes de liesse de rue lorsque Jésus Baoulé est sorti de prison. Autre exemple, toujours en Côte d’Ivoire, la figure de Kakou Philippe, actuellement en résidence surveillée. Cet homme qui prêche avec véhémence estime être le seul prophète véritable du temps présent. Il attire du monde. Et gêne toutes les Églises instituées. Ces mouvements défient le système religieux en place. Il serait bon qu’on développe davantage de recherches pour interroger ces figures africaines de personnification du divin.

Pouvez-vous nous en dire plus sur les relations politique / religion ?

Les groupes religieux, en particulier ceux qui se sont développés en contexte postcolonial, sont des lieux d’expression de la jeunesse, des espaces à l’écoute des besoins de la population. Ils offrent aussi des modèles de résilience. Par leur intervention dans la sphère sociale, notamment dans le champ thérapeutique, ils représentent un enjeu politique. J’ai eu l’occasion de développer ces aspects dans un ouvrage publié en 2009 (2). Des figures comme le révérend et « général de Dieu » Camille Makosso, ou le prophète Gédéon de la Tchetchouvah sont dans le système, mais aussi en tension avec le système. Il y a instrumentalisation de la religion par la politique, mais aussi instrumentalisation de la politique par la religion. Et le jeu politique se nourrit du clientélisme et du marketing des identités ethnorégionales et religieuses. Il y a une sorte d’ambiguïté permanente entre le politique et le religieux et vice-et-versa.

Quels types de relations se tissent, concrètement ?

Outre des rencontres et consultations régulières, en Côte d’Ivoire, l’État finance des pèlerinages. Pour toutes les religions. Pour les protestants évangéliques, c’est vers Israël. A l’époque, la grande basilique catholique de Yamoussoukro avait été entièrement financée par le président Félix Houphouët-Boigny. La Grande Mosquée du quartier Rivier Golf a également été financée sur fonds propres de l’État ivoirien. Et les frais médicaux de la plupart des leaders religieux sont entièrement pris en charge par l’État en cas de souci ! Globalement, on peut dire qu’il y a beaucoup d’interreligieux, beaucoup d’intelligence de l’autre, beaucoup d’échange entre religions, et entre acteurs religieux et autres acteurs de la société. Et je rappelle que pendant le conflit politique meurtrier qui a secoué la Côte d’Ivoire il y a une dizaine d’années, il y a de nombreux cas où les musulmans ont aidé les chrétiens, et vice-et-versa !

« Si vous êtes identifié, il y a possibilité de subsides »

En tant que chercheur, vous avez été associé à l’analyse des résultats du dernier recensement (de 2021). Que voulez-vous en dire ?

Ces données de recensement n’ont pas toutes été dépouillées et analysées. On peut les recouper avec les enquêtes EDS (Enquêtes Démographiques et de Santé). Globalement, on note une progression des chrétiens par rapport au recensement précédent, et c’est plutôt du côté des nouvelles Églises qu’on trouve l’explication. Le catholicisme se tasse, mais reste important, tout comme l’islam. Les religions traditionnelles sont en recul. Une cartographie des cultes, très détaillée, a également été réalisée en 2019 pour la ville d’Abidjan, mais elle n’a pas été rendue publique. La question de la visibilité et du poids des religions est un enjeu politique, un enjeu de représentativité et d’influence. Ce sont des données sensibles. Tous les mouvements religieux veulent se faire recenser. Si vous êtes identifié, il y a possibilité de subsides de l’État, cela enclenche une dynamique qui permet à ces nouveaux acteurs d’obtenir de la reconnaissance.  

(1) Gilles Holder, Moussa Sow et alii, L’Afrique des laïcités, Tombouctou, IRD, 2014.

(2) Bony Guiblehon, Le pouvoir-faire : religion, politique, ethnicité , Paris, L’Harmattan, 2009

Lire le premier volet de l’entretien