Dans le paysage politique, à chacun de nos pas, la brume nous ceinture. Une armée de prophètes annoncent la fin du monde – les uns par la destruction de la nature, les autres par la disparition de ce qu’ils ont connu lorsqu’ils étaient enfants– tandis que les journalistes, épuisés de leur propre manège, imitent les lapins mécaniques en jouant du tambour. Plus personne à la fin ne comprend rien. Beaucoup de choses distinguent– et c’est heureux– Nicolas Roussellier de ses confrères : il n’affirme pas de façon péremptoire, il cherche, analyse, propose. Historien, auteur de la Force de gouverner (Gallimard, prix Guizot de l’Académie française), professeur à Sciences po et à l’Ecole Polytechnique, il décrit pour Regards protestants la situation politique en ce début d’année.

L’effondrement des partis traditionnels

« Si j’essayais d’établir un constat simple, je dirais que nous souffrons d’abord d’une perte de repères, observe-t-il. On n’a pas suffisamment commenté l’effondrement des partis traditionnels, que ce soit le PS ou LR. C’est un phénomène hallucinant en soi qui bouleverse tout ce que les générations précédentes ont connu depuis soixante ans. Surtout, on a trop peu remarqué que cette crise majeure ne débouche pas sur un paysage nouveau. Jusqu’à présent, toute crise d’un système partisan engendrait l’apparition d’une nouvelle donne, souvent plus moderne, plus efficace. Ainsi, en Grande Bretagne, quand le Parti Libéral s’est effondré au lendemain de la Première guerre mondiale, le Parti travailliste l’a remplacé ; en France, la disparition du MRP en 1962 s’est faite au profit de la formation gaulliste. On a pu, chaque fois, parler d’un passage de relais, donc d’une évolution, voire d’un progrès. De nos jours et dans notre pays, c’est une forme de nihilisme qui l’emporte. Le vocabulaire de la science politique est lui-même remis en cause : quand les « forces » politiques se dispersent et quand les situations complètement inédites rendent le débat public en grande partie illisible, alors, oui, la confusion règne. »

Beaucoup dénoncent la disparition du clivage gauche-droite. Non par nostalgie d’un monde ancien, mais parce qu’ils rappellent que notre vie politique est structurée suivant cette opposition depuis plus de deux siècles. Aurions-nous le droit d’y voir un chaos créateur ?

Deux formes d’action politique émergent

«Nous vivons des années difficiles, mais passionnantes, admet Nicolas Roussellier. Deux formes d’action politique émergent : d’une part, les structures imaginées par Emmanuel Macron pour répondre à la crise des Gilets Jaunes avec une série composée du Grand débat, de la Convention citoyenne sur le climat et du Conseil National de la Refondation ; d’autre part, les manifestations suscitées par des mouvements écologistes, au moyen des réseaux sociaux, voire des actes de vandalisme qui peuvent heurter au plus haut point mais qui reçoivent l’intérêt voire l’assentiment d’une partie de la jeunesse. Il est prématuré d’en tirer des conclusions, mais ces ruisseaux plus ou moins souterrains vont peut-être un jour faire éclore un champ politique d’un genre complètement nouveau. »

En attendant, l’aspect nuageux des forces en présence n’est pas rassurant. Que l’on étudie le Macronisme, les écologistes, la NUPES ou le Rassemblement National, on est frappé de constater que ces mouvements n’ont plus de corpus idéologique, plus de pensée cohérente. Les stratégies ultra-personnelles, seules, paraissent expliquer les zigzags des positions. On observe que tous les camps se divisent en fonction de considérations tactiques imprévisibles.

Le 49.3 garde une force de nature instrumentale

« Oui, bien malin celui qui serait capable de lire les ressorts de la vie politique telle que nous la voyons, reconnaît Nicolas Roussellier. Et que dire des institutions de la Cinquième République ? Certes, le navire gouvernemental avance grâce aux instruments mis en place en 1958, notamment le 49.3. En ce sens, le 49.3 garde une force de nature instrumentale. Mais son usage répété écourte le débat quand il ne l’escamote pas. Donc, il « sauve » le gouvernement d’un côté, mais il égratigne de plus en plus l’image du régime et l’esprit général de notre constitution de l’autre. Parce qu’il n’avait pas confiance dans les partis politiques, Michel Debré, qui conçut notre constitution, avait imaginé des instruments pour empêcher les blocages que nous avions connus sous les Troisième et Quatrième mais plus on oblige, plus on contraint, moins on convainc.»

Bien sûr Emmanuel Macron a beau jeu de dire qu’il a reçu un mandat des Français, qu’il a toute la légitimité de son programme et que le Parlement ne doit pas nuire à la volonté populaire. Il reste qu’un grand nombre d’électeurs ont voté pour lui au second tour de l’élection présidentielle avant toute chose pour faire barrage à une candidate qu’ils estimaient non républicaine.

« L’artifice démocratique consistant à associer le résultat d’un vote à un mandat supposé clair des citoyens ne date pas d’hier, déclare avec humour Nicolas Roussellier. C’est même une dimension inhérente à la vie démocratique et au principe du suffrage. Mais même les inconditionnels du Président reconnaîtront que lorsqu’il affirme que son programme est soutenu par une majorité de Français, ce discours tient de la méthode Coué. »

La situation politique des protestants

Dans ce contexte, de quelle façon les protestants peuvent-ils se situer ? Réputés pour leur modération, leur goût de l’équilibre, ils ont souvent passé pour favorable à l’audace calculée d’Emmanuel Macron. Cette inclination ne semble guère avoir cours aujourd’hui…

« Un protestant doit se méfier de toute religion politique, analyse Nicolas Roussellier, protestant lui-même. Que les protestants aiment aller à la racine des choses– « racine » est un mot qui a donné « radicalité », c’est évident. Mais si nous dessinons une culture politique protestante, force est de constater qu’elle s’éloigne de toute forme de vérité absolue, de toutes complétude. Cela explique pourquoi nombre de protestants Français ont été socialistes plutôt que communistes, ont suivi la droite républicaine plutôt que l’extrême droite. En puisant notre inspiration chez Karl Barth, nous pourrions dire que le protestantisme est la foi qui se méfie de la religion. Cela vaut aussi pour la vie politique. »