Les richesses sont-elles désirables ? Assurément ! La plupart des personnes souhaitent avoir, au moins, un minimum d’aisance. Pour ma part, j’estime que j’ai assez d’argent. Je provoque souvent l’étonnement en proférant ce genre de phrase. Mais il faut dire que j’ai un niveau de vie tout à fait confortable. J’accepterais d’avoir un peu moins, mais il me serait plus difficile d’avoir beaucoup moins.

Or la question de l’utilité des richesses, individuelles et collectives, n’est pas seulement un sujet de dissertation pour lycéens. Dans la plupart des pays du monde, il semble tout naturel de chercher à augmenter son niveau de richesse. Mais cela en vaut-il la peine ? On se pose d’autant plus la question aujourd’hui, alors que les effets négatifs de cette recherche perpétuelle du « plus » deviennent de plus en plus visibles.

Le paradoxe d’Easterlin

Richard Easterlin a soutenu, dans un article paru en 1974, qu’au-delà d’un certain niveau moyen d’aisance, dans un pays donné, le bonheur déclaré dans les enquêtes n’augmentait plus. Ce point de vue est suffisamment iconoclaste pour avoir été scruté et critiqué abondamment. Bien sûr, on peut s’interroger sur le niveau d’aisance qui provoque la bascule et aussi sur la manière dont les personnes déclarent leur bonheur.

En tout cas, le graphique ci-dessous, qui concerne les années qui ont suivi, aux États-Unis, la publication de l’article d’Easterlin, semble confirmer son hypothèse.

Pourtant, et c’est cela qui intéressait Easterlin, dans un pays donné, à un moment donné, les personnes les plus riches se déclarent en moyenne plus heureuses que les autres, quelle que soit la manière dont on mesure le bonheur en question. Alors ? L’hypothèse d’Easterlin est qu’il y a une dimension comparative dans la perception de son bonheur : on s’estime mieux loti ou moins bien loti que la moyenne et c’est là le facteur décisif. Dans ces conditions, on voit qu’il est tout à fait vain d’augmenter la richesse moyenne d’un pays si cela ne change rien aux inégalités.

Un travail statistique récent, publié par l’INSEE

Il se trouve que l’INSEE a publié en juin un travail statistique, comprenant des comparaisons internationales, et qui fait le point sur cette question avec divers types d’hypothèses1. La première hypothèse est qu’il y aurait un seuil de satiété plus ou moins objectif, au-delà duquel l’accroissement du bonheur ressenti serait faible. L’hypothèse est vérifiée en France (chiffres de 2019) : au-delà d’un revenu de 30.000 euros par an2, la satisfaction, exprimée dans l’enquête sur les ressources et les conditions de vie, n’augmente quasiment plus, comme le montre le graphique ci-dessous, extrait du document de l’INSEE.

Source : Statistiques sur les Ressources et les Conditions de Vie (SRCV)

Dans l’enquête, les personnes donnent plusieurs estimations : sur leur logement, leur travail, leur environnement, les relations avec leur famille et leurs amis. Ces évaluations sont assez homogènes et sont bien résumées par leur satisfaction concernant leur « vie en général ». Alors, 30.000 euros par an, ce n’est pas considérable, cela représente un revenu net mensuel de 2.500 euros. Il faut quand même savoir que le revenu médian en France (en 2019) était seulement de 1830 euros par mois. Donc on ne peut pas exclure le sentiment d’être « plutôt bien loti par rapport aux autres » quand on gagne 2.500 euros net par mois.
En tout cas l’existence de ce seuil inspire divers commentaires à l’auteur :

  • On s’habitue beaucoup plus aux aspects positifs de la vie, qu’à ses aspects négatifs, qui restent source de frustration et de souffrance. « On ne s’adapte ni au chômage ni à la pauvreté ; on s’habitue peu à une dégradation de sa santé. En revanche, les effets positifs du mariage ou de facteurs impactant [normalement] à la hausse la satisfaction dans l’emploi s’estompent », au fil du temps. Donc le bonheur diminue rapidement vers le bas de l’échelle des revenus, mais n’augmente pas vers le haut.
  • Au passage on voit qu’il y a des dimensions non monétaires comme la solitude, l’exclusion ou la maladie qui sont en jeu. Mais il ne faut pas oublier que ces éléments sont corrélés au revenu. On vit moins seul et en meilleure santé quand on est riche.
  • La dimension de comparaison reste, malgré tout, importante. Ou, disons, que l’on juge de sa situation par rapport à un certain état du pays dans lequel on vit. Par exemple, le seuil de satiété est de 40.000 euros en Allemagne. Et dans des pays où la réussite économique est une valeur en elle-même, il est beaucoup plus haut : 50.000 euros au Royaume-Uni et 80.000 euros aux États-Unis. Dans ce dernier pays, le bonheur ressenti continue d’ailleurs à s’accroître au-delà de ce seuil, même si cette croissance s’atténue.

Des politiques publiques qui marchent sur la tête

La conclusion de ce bref survol est presque évidente : les acteurs politiques qui sont particulièrement sensibles aux électeurs plutôt nantis, mieux introduits, qui ont plus de pouvoir et d’entregent, continuent à mener des politiques peu « rentables » sur le plan du bonheur.

Car on peut accroître beaucoup le bonheur des plus pauvres et peu le bonheur des plus riches. Cela me rappelle, évidemment, les mises en garde des évangiles, comme la parabole du riche insensé (Lc 12.13-21) : au bout d’un moment, gagner plus ne sert à rien ; au contraire, c’est une obsession qui nous perd. Et cela vaut à titre individuel autant qu’à titre collectif.

  1. Jean-Marc Germain, « Bien-être ressenti et revenu : l’argent fait-il le bonheur ? », INSEE, Documents de travail, n° 2024-009, Juin 2024. ↩︎
  2. En fait on mesure le revenu par unité de consommation, en considérant que des personnes qui vivent ensemble font, de ce fait, des économies (un seul logement pour tout le monde, par exemple, etc.). On observe, en général, qu’une personne supplémentaire, dans un ménage, consomme la moitié de ce que consomme une personne seule. Pour un couple sans enfant on va donc additionner les deux revenus et les diviser par 1,5 pour obtenir le revenu par unité de consommation.