Par Emmanuel Toniutti, président fondateur de International Ethics Consulting Group.

Les managers doivent aujourd’hui conjuguer deux compétences particulières. Celle de manager, en « gérant » les coûts, les projets, les productions et les services ; et celle de leadership, en développant leur influence pour « conduire » les équipes afin de les faire adhérer aux objectifs à atteindre. Il faut ajouter à ces éléments de contexte une considérable accélération du rythme de vie due à la rapidité des moyens de communication utilisés et une énorme pression des marchés sur lesquelles la concurrence s’accroît de jour en jour. Les managers doivent ainsi être performants, efficaces et rentables. Cette logique très rationnelle laisse donc naturellement peu de place à la relation humaine.

La majeure partie des managers de de terrain sait cependant qu’il est impossible d’atteindre des objectifs chiffrés sans motiver leurs équipes et sans les faire adhérer à un projet qui fasse sens pour elles. De plus, les clients sont devenus volatiles et dénoncent publiquement, via les réseaux sociaux, les mauvaises pratiques ou les produits et services déficients des entreprises. Cette situation du temps présent interpelle le leadership sur la place de l’amour dans les relations avec les parties prenantes de l’entreprise : comment devenir une entreprise aimée par ses clients, ses collaborateurs, ses fournisseurs voire ses actionnaires ?

Humanité

L’amour devient ainsi un nouveau champ émotionnel à explorer et à développer comme l’un des leviers essentiels du leadership. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel degré de l’amour. Nous parlons ici de ce que les Grecs appelaient la philia (l’amitié) et de ce que les Latins nommaient humanitas. Ces deux termes renvoient, chacun à leur manière, au respect des différences et au respect de la dignité de la personne humaine. Pour être aimé en retour, il faut d’abord pouvoir aimer l’autre non pas tel que nous voudrions qu’il soit mais tel qu’il est vraiment. Ainsi, aimons-nous nos clients parce que nous leur vendons un produit dont ils ont besoin, ou bien seulement parce qu’ils nous rapportent beaucoup d’argent ? Les deux ne sont pas incompatibles, mais la performance économique et la rentabilité sont une conséquence de la manière dont nous développons des relations d’amour gagnantes-gagnantes avec nos clients.

Il en va de même, à titre d’exemple, avec notre actionnaire : l’aimons-nous parce que son investissement de départ permet de développer l’entreprise et de la faire perdurer dans le temps, ou bien l’aimons-nous seulement parce qu’il nous procure un emploi ? Aimons-nous nos collaborateurs pour le travail et la compétence qu’ils fournissent ou bien seulement parce qu’ils remplissent leurs objectifs pour que nous soyons rentables ? L’amour interpelle donc sur le cœur de la relation humaine et de sa finalité. A quoi sert l’entreprise ? A rendre un service d’humanité.

Valeurs

J’ai personnellement vécu plusieurs situations concrètes où j’ai pu voir que cet amour surgissait dans les relations en entreprise. L’une des clés essentielles consiste, tout d’abord, en la manière dont « le » ou « la » leader croit que cette forme d’amour est possible à exercer de manière pratique dans les relations entre les parties prenantes. Cela tient, ensuite, dans la manière dont il, ou elle, a la capacité à faire adhérer son équipe à la démarche. Et il ne faut pas croire que cent pour cent des membres d’un conseil d’administration ou d’un comité de direction adhèrent naturellement à cette dynamique. Mais, dans ce cas précis, le leader doit fermement affirmer qu’il ne peut pas y avoir un modèle alternatif. Très souvent, l’identification et la définition des valeurs de l’entreprise aident à soutenir cette démarche par l’amour. Car les valeurs sont le reflet de l’expression du respect que l’entreprise souhaite développer avec l’ensemble des partenaires qui contribuent à sa pérennité.

Mais parler d’amour engendre comme un choc émotionnel au sein des équipes car ce n’est pas un vocabulaire habituel utilisé dans le contexte de l’entreprise. Cette forme d’amour n’est par ailleurs enseignée dans aucune école de commerce, de management ou d’ingénieur. Car l’amour fait peur ; il convoque l’être humain devant l’essence même de ce qui fonde la relation à soi et à l’autre. Pourtant, il ne fait aucun doute pour moi, de par mes convictions et mon expérience de l’entraînement des équipes dirigeantes et des managers à la mise en œuvre concrète de cette démarche, que l’amour est l’une des clés essentielles du leadership du vingt-et-unième siècle. Il répond au besoin fondamental de l’être humain à se sentir reconnu et contribue à apaiser son angoisse de la vie, particulièrement dans un monde où les relations sont plus que jamais la clé des réseaux et des affaires. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation où les clients et les collaborateurs sont en attente de transparence et de vérité. Jusque-là les relations relevaient de l’utilité nécessaire à l’échange des biens et des services. Nous n’en sommes plus là.

Respect

Le contexte actuel requiert une forme de relation plus élevée : les clients veulent de la simplicité, de la rapidité et du service. Ils demandent à être respectés comme il se doit. Car n’oublions pas qu’une entreprise sans clients ne fournit ni salaires, ni dividendes. Le client doit être le cœur de la préoccupation de l’entreprise. Le monde d’aujourd’hui nous demande donc de revisiter nos modèles de leadership pour rendre à l’être humain sa dignité. Derrière un client, il y a un être humain. Derrière un collaborateur, un fournisseur et un actionnaire, il y a des êtres humains. C’est une simple vérité que l’entreprise a eu tendance à oublier ces trente dernières années pour rémunérer toujours plus les actionnaires au détriment de cette notion de respect et de service des autres parties prenantes. Or l’entreprise est pérenne parce qu’elle réussit à trouver un juste équilibre entre le respect de l’être humain et sa performance économique dans le temps.

Le christianisme, quant à lui, est allé encore plus loin dans sa nomination de l’amour. Il en a fait le degré ultime en tant qu’agapé, c’està-dire l’amour qui n’attend rien en retour de l’autre. Il s’agit d’une élévation spirituelle qui s’enracine dans la foi et la grâce reçues de Dieu. Il peut donc surgir et être donné dans l’entreprise par un Autre. Mais il ne dépend pas de nous. Il nous appelle cependant à développer des modèles de leadership qui s’enracinent dans la profondeur d’un humanisme fraternel qui reconnait en chacun de nous et, en chacune des parties prenantes impactées par nos décisions et nos actions, sa part d’humanité. C’est ce que j’appelle le leadership de l’amour.

Presse régionale protestante

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