Que se passe-t-il dans la tête d’une femme ou d’un homme à qui les médecins déclarent qu’il ne lui reste plus que quelques semaines à vivre ? Un papillon de désir vole-t-il encore en son cœur ? A-t-il assez de sang froid pour mettre en ordre, comme on dit, ses affaires ? Ou bien dresse-t-il, murmurant de rage, la liste infinie de ses regrets ? Comme il en va de l’amour, il y a dans ces instants quelque chose d’une alchimie. Mais la plupart des gens se replient dans le silence de l’effroi, les rituels collectifs ayant, sous nos latitudes, beaucoup de plomb dans l’aile. C’est dire si, racontant presque jusqu’au bout sa propre agonie, Axel Kahn a transgressé les pratiques de notre temps. Détournant le cours de l’immédiateté, la culture fascinée de la consommation qui nourrit le présentisme, il a montré qu’à la fin des fins la vie continuait, qu’il était encore possible de s’émerveiller, de traverser, même dans un mouchoir de poche, une épopée.
« Je suis d’une totale impavidité par rapport à la mort, elle m’indiffère totalement, déclarait cet homme de science au cours d’un entretien réalisé pour l’émission La Grande librairie, le 24 juin dernier. Dans la totalité des actions que j’ai décidé de mener dans cette période où la vie sera brève et où j’ai décidé de la prendre à bras le corps, de la rendre la plus intéressante, la plus utile possible, ce n’est jamais que de la vie que je parle. Je pense que ce qui doit être enseigné vraiment, c’est la perspective de la vie. La seule chose à laquelle il faille s’entraîner, c’est de vivre dans l’urgence, le mieux possible, d’essayer de concentrer les moments où l’on peut connaître le bonheur, la joie, alors même que la mort est proche. » Tenir un blog pendant presque deux mois, donner des interviews lors même que le cancer vous ronge, l’expérience unique aurait pu passer pour impudique. Elle fut tout le contraire.
Etre à la hauteur de soi-même
«Axel Kahn avait érigé une stature morale héritée de son père, exprimant le sentiment qu’un être humain devait être à la hauteur de lui-même, qu’il ne devait pas tergiverser, souligne Didier Sicard, professeur de médecine qui fut l’un des amis proches du défunt. La droiture est chose très rare. Axel Khan en était l’incarnation. Respect de la parole donnée, absence totale de conflit d’intérêt, cet homme a vécu ses dernières semaines avec la volonté de dire que jusqu’au bout, jusqu’à son dernier souffle, il ne transigerait pas sur le courage, la vérité, la dignité.»
Lorsque l’irrémédiable s’annonce, faire face exige de puiser dans ses ultimes réserves. Dieu ? « Je ne pense pas que la religion soit présente ici, corrige immédiatement le protestant qu’est aussi Didier Sicard. Axel était un humaniste qui n’avait d’autre espérance, qui abordait l’éthique avec une exigence bien supérieure à celle de nombreux philosophes, parce qu’au lieu d’en parler sur le plan des principes, il était obsédé par sa mise en œuvre, sa pratique ; à cent lieues d’une carapace, d’un vêtement qui nous protègerait des drames, l’éthique était pour lui une épreuve de vérité. »
Ce témoignage a –t-il valeur d’exemple ? Ou de modèle ? En écoutant Didier Sicard, on comprend qu’Axel Khan a voulu plutôt prouver la solidité de ses principes: « Notre société a peur de tout, fuit, s’enveloppe dans le coton et demande que le moment suprême ne dure pas trop longtemps, déplore Didier Sicard. Ne pas vouloir réfléchir à l’affrontement de notre mort est le contraire de la civilisation. Radicalement opposé à ce que l’on nomme le suicide médicalement assisté, Axel Khan était bien entendu favorable à ce que l’on soulage, autant que possible, le malade de sa douleur. Mais il a voulu jusqu’au bout rester lucide. Il nous a donné une leçon de courage. Ceux qui affrontent la mort sont les vrais héros de notre temps.»
Dans un ouvrage plein d’humour, de rudesse et de mélancolie, « En souvenir de moi », Saul Bellow écrivait ceci, voici déjà trente ans : « on ne parle pas de mort et de tourbillon à un gosse, pas de nos jours. A mon époque, mes parents n’hésitaient pas à parler des morts et des mourants. Ce qu’ils mentionnaient rarement, c’était le sexe. Aujourd’hui, c’est l’inverse. » Au parfum de nos enfances, la vie demeure.