Standardisation, souffrance et suicide au travail, restructurations… L’actualité frappe aujourd’hui le monde de l’entreprise de discrédit. « On a développé durant les deux dernières décennies une économie de plus en plus désincarnée, sans sujets, qui occulte non seulement le travail avec toute sa force productrice de valeur, mais même le travailleur », analyse la journaliste Muriel Jaouën1. Pour sortir de cette impasse, des penseurs de la gestion appellent à reconnaître la dimension spirituelle de l’entreprise et donc de son management.
Cette dimension est en effet « consubstantielle à toute communauté humaine et donc à cette communauté particulière qu’est l’entreprise », défendent Dominique Bessire et Hervé Mesure2. Ils n’hésitent pas à qualifier de « mortifère » l’excès de matérialisme dont a fait preuve l’économie, tant pour le psychisme et le corps des Hommes que pour l’environnement. Ils invitent donc à ré-humaniser l’entreprise en la sortant des modèles quantitatifs pour redonner sa place à la qualité, tant dans les relations interpersonnelles que dans la quête du travail bien fait. Un retour du spirituel dans l’économie à ne pas confondre avec la mode commerciale de la spiritualité pour la recherche du bien-être. Se focaliser sur le bien-être au travail comme sur une norme « peut faire oublier que la question centrale du management est la qualité du travail et donc le travail lui-même », prévient Muriel Jaouën. « Il n’y a pas de bien-être sans bien faire. »
Quel rôle les dirigeants chrétiens peuvent-ils jouer dans cette reconquête d’une économie du sens ? Pour Isabelle Barth, professeure en sciences de gestion à l’université de Strasbourg, leur parole est justement en phase avec les attentes des acteurs des entreprises aujourd’hui : « Avec des gens de bonne volonté, on retrouve les mêmes grandes valeurs que dans les religions monothéistes : une communauté au service de la société, ne pas tout sacrifier à l’argent, concilier vie professionnelle et personnelle, préférer créer des emplois que miser sur la financiarisation, inclure des travailleurs fragiles… ». Au-delà du discours, aucune statistique ne permet aujourd’hui de mesurer si ces vœux se traduisent dans la réalité des entreprises gérées par des chrétiens en France. L’attractivité actuelle du mouvement des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens, qui tient ses assises nationales en mars à Strasbourg, montre en tout cas l’intérêt de ces leaders à réfléchir à leurs responsabilités sociétales.
Une présence d’Église à réinventer
Mais quid de la présence de l’Église dans ces réflexions ? « Alors que les questions du travail et de l’économie sont au premier plan de l’actualité partout, les Églises se sont retirées du terrain et du débat (à quelques exceptions près, ndlr) », regrette Alain Spielewoy, pasteur en missions d’Église dans l’industrie pendant vingt ans et aujourd’hui DRH dans l’UEPAL. Des Équipes ouvrières protestantes aux groupes de dirigeants, ces missions ont accompagné les acteurs des entreprises jusque dans les années 2000 dans les bassins industriels. Refusant que l’Église se cantonne au caritatif et se préoccupe des précaires sans agir aussi sur les raisons de leur souffrance, un groupe de protestants se met aujourd’hui en quête d’un nouveau modèle. Début février, avec le soutien de la Communion protestante luthéro-réformée et des Églises protestantes françaises, ils ont tenu un premier forum à Lyon pour imaginer une nouvelle présence d’Église dans le monde économique. Une présence qui devrait assumer un rôle éminemment politique, espère Alain Spielewoy.