Veillée d’armes dans un climat délétère. Emmanuel Macron, le vendredi 23 août, recevra les représentants des forces politiques – et sans doute Lucie Castets – mais nul ne peut prédire si la femme ou l’homme qu’il désignera Premier ministre bénéficiera d’une véritable assise politique. Un calviniste hollandais l’a dit, « point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». Mais le blocage actuel paraît complet. Pour le philosophe Pierre Manent, ce sont les fondations mêmes de notre vie publique, mises en cause depuis quarante ans, qui menacent de s’effondrer. La crise actuelle n’a rien de conjoncturel.
« Nous arrivons au terme d’un processus qu’on pourrait définir comme l’auto-paralysie de notre régime politique, nous déclare-t-il en préambule. Jusqu’en 1983 – s’il faut donner une date – notre démocratie représentative reposait sur l’opposition de la droite et de la gauche. A celle-ci le souci des questions sociales, à celle-là l’affirmation des références nationales ; de cette division naissaient des confrontations, beaucoup plus vives et véhémentes, parfois violentes, que celles d’aujourd’hui –nous avons tendance à l’oublier – mais aussi des alternances majoritaires qui donnaient à tous les citoyens le sentiment de participer à une même chose commune. Or, par glissements progressifs, notre régime s’est transformé en tout autre chose… »
Simulacres d' »institutions communes »
En substituant l’Europe au socialisme, en intégrant la France à un processus que l’on pourrait dire, sans que le terme ici soit péjoratif, « supranational », François Mitterrand a enclenché un mécanisme dont il a perdu le contrôle, et dont ses successeurs ont assumé l’héritage. « Un nouvel « État de droit européen », indépendant de tout territoire comme de tout « commun », s’est superposé, puis tend à se substituer à la démocratie représentative dans le cadre national, l’empêchant de se déployer comme de coutume, sans pour autant devenir à son tour une association politique effective, estime Pierre Manent. Les deux grands objectifs collectifs, qui étaient d’un côté l’indépendance nationale, de l’autre le socialisme dans la République française, ont été abandonnés au profit de simulacres d’ »institutions communes », qui ne disposent pas d’une légitimité populaire, mais installent une gouvernance des règles et des procédures. »
A partir de ce moment, la classe politique a commencé à « voir double ». En France, les dirigeants promettaient de répondre aux attentes des citoyens, mais arrivés à Bruxelles ou Strasbourg, ils oubliaient leurs électeurs, ne voyant plus que l’« Europe », affirmant que les problèmes ne pouvaient trouver leur solution que « dans le cadre européen ». Le peuple était traité avec une condescendance croissante qui ne faisait que le rendre plus « populiste ». Deux exemples : au soir de son élection, le 6 mai 2007, Nicolas Sarkozy déclara : « La France est de retour ». Cela ne l’empêcha pas de signer, quelques mois plus tard, le traité de Lisbonne, dont l’objectif était de contourner la non-ratification du traité constitutionnel – et par voie de conséquence de limiter la souveraineté nationale. Pendant la campagne présidentielle de 2012, François Hollande s’est engagé à renégocier le pacte budgétaire signé avec l’Allemagne. Dès son intronisation, lors d’une rencontre avec Angela Merkel, il renonça. Les deux prédécesseurs d’Emmanuel Macron symbolisent le renoncement de nos dirigeants à bousculer l’ordonnancement politique européen, alors même que cet ordonnancement, refusé par une majorité de nos concitoyens, les condamne à l’impuissance.
Des formules rhétoriques
« Les institutions européennes possèdent aujourd’hui une légitimité supérieure à celle des corps civiques nationaux, constate Pierre Manent. Le principe de la concurrence libre et non faussée, l’extension indéfinie des droits individuels interdisent au ressort principal de notre vie publique – la formation du « commun » – de se tendre. En conséquence, nous sommes constamment divisés entre le lieu où nous vivons, la France, et le lieu où nous sommes supposés vivre, l’Europe. Emmanuel Macron, comme d’autres avant lui, se réfugie dans des formules rhétoriques qui sont autant de cercles carrés, telles que « la souveraineté française à l’intérieur de la souveraineté européenne » … et nous devrions nous étonner du blocage auquel nous assistons ! »
Les formations d’extrême droite et d’extrême gauche sont devenues les porte-voix du mécontentement d’un nombre croissant de nos concitoyens. Mais plutôt que de répondre à ce mécontentement, ce qui affaiblirait l’influence de partis qu’elles jugent populistes, les formations du « centre » préfèrent accuser les intentions ou les motifs des mécontents. Agissant de la sorte, elles contribuent à l’exacerbation des colères. « La classe politique au pouvoir encourage la dépolitisation du corps civique en délégitimant toute proposition qui ne s’inscrirait pas dans le cadre de la gouvernance européenne – qui n’est pour l’instant commune que de façon fictive – ajoute Pierre Manent. Prétendre qu’il n’existe qu’une seule politique possible, c’est renouer avec une forme subtile mais bien reconnaissable de despotisme éclairé. La femme ou l’homme qu’Emmanuel Macron désignera comme chef du gouvernement, quelles que soient ses qualités, ne pourra rien faire de significatif et vigoureux, devant mettre en œuvre une politique « non partisane », présentée comme la seule juste et légitime puisque réunissant toutes les personnes raisonnables… En excluant toute opposition, donc toute alternance légitime, elle rejettera dans l’illégitimité les oppositions qui ne manqueront pas de naître et de grandir, réduisant de plus en plus le cercle de la raison. »
Une crise structurelle
On le voit bien, la crise actuelle est structurelle. Pour la résoudre et d’abord la comprendre, il est permis de lire avant de voter. « La polarité droite-gauche s’est imposée avec le régime représentatif qui s’est vraiment établi à partir de 1814-1815, quand la royauté restaurée dut composer avec une assemblée, étroite mais déjà représentative, souligne enfin notre interlocuteur. Le chef-d’œuvre de la politique moderne, qu’est le régime représentatif, fut élaboré, raffiné à cette époque par les meilleurs esprits : Benjamin Constant, Guizot, Tocqueville… » Deux protestants sur trois ? Voilà qui nous ravit ! Mais restons modestes…