Les personnes citées, abritant ces consciences, étaient toutes âgées et leur disparition n’a pas suscité de sentiment d’injustice. Mais par le fait qu’elles étaient âgées, elles avaient pu dans leur jeunesse laisser leur conscience influencer la vie collective d’une époque, comme du limon fertilisant les abords d’un fleuve. Une époque, passée, où il était encore possible, avec du temps et de l’énergie, de tenter d’éclairer un peu des ténèbres dans lesquelles vivent les hommes.

Aujourd’hui, une conscience a beaucoup plus de mal à émerger car, à peine balbutiante, elle sera subtilisée par les moteurs de recherches, suscitera des commentaires anonymes qui la caricatureront, pourra être transformée en effet de mode. Une conscience pour vivre doit devenir un phénomène. Puis, au moment où elle sera moins « notifiée », elle devra être rétrogradée, puis oubliée et enfin remplacée par un autre effet de mode provisoire. En résumé, une conscience qui ne produirait pas des formes de rentes pour les éditeurs de celle-ci, n’a plus beaucoup de chance. C’est ainsi que se fabrique la prostitution de la pensée et que l’imbécilité nous gagne.

C’est ainsi qu’Elie Wiesel n’a pu être connu par beaucoup qu’au moment de sa mort et uniquement à cause de la polémique fallacieuse sur son séjour à Auschwitz. C’est ainsi que Michel Rocard a pu être caricaturé par des Guignols au sommet de leur influence en la figure d’un personnage incompréhensible, ce qui diffusait à des millions de téléspectateurs de l’époque le devoir de ne faire aucun effort pour écouter.

Yves Bonnefoy, lui, malgré sa notoriété internationale, malgré la reconnaissance de ses pairs et de ses très nombreux lecteurs, n’a jamais été caricaturé. Il se trouve que la scène médiatique ne peut pas digérer la fabrication poétique. Le poète, depuis la croix du Nazaréen, a disparu de la scène officielle et ne cherche plus à occuper la place qu’il avait dans l’antiquité. Il vit ailleurs, car il ne produit pas de concept ni de punch line (en français : « chute »). Le poète refuse donc de chuter dans l’arène. S’il s’y risque, il est immédiatement sacrifié car sa matière est le temps et le réel. Bien sûr, le poète n’est pas un simple rimailleur qui publie à compte d’auteur des livres que personne ne lit, il est simplement celui qui a pour fonction – ô combien utile – de relier le langage au réel, pour éviter que la fiction ne devienne notre unique réalité. Même les prédicateurs aujourd’hui ont tendance à oublier leur mandat poétique pour se réfugier dans le sophisme ou dans le concept, alors que la Bible que souvent ils brandissent en est, en grande partie, exempte.

Alors oui, aujourd’hui, je me demande, qui fera le travail d’Yves Bonnefoy ?

Quand un camion vient écraser des centaines de gens, de femmes et d’hommes et d’enfants, simplement réunis pour regarder des lumières dans le ciel, qui fera le travail pour nous redonner la force poétique – puisque les consciences morale et politique semblent définitivement être devenues des espèces disparues – pour contrer cette puissance négatrice qui n’a que du concept vide et des mots clés pour annihiler des consciences frustrées qui veulent retrouver le dernier poète caché et le mettre à mort, car lui seul aurait été capable de nous rappeler que nous ne sommes pas ce qu’ils sont devenus : des effets du néant.