Les transformations de l’expertise dans le monde 2.0
La crise de l’expertise n’est pas entièrement nouvelle. J’ai, moi-même, fait des stages dans les directions départementales de l’équipement à la toute fin des années 1970 et, dès cette époque, les « vieux » ingénieurs disaient que l’âge d’or où on s’inclinait devant leurs avis était terminé. Sur ce plan, en France, la fin du gaullisme (donc 1969) marque la fin d’une époque. La présidence de Giscard d’Estaing verra encore la modernisation foudroyante du téléphone (domaine où la France était en retard) et le lancement du TGV. Mais, à cette époque, le vers est dans le fruit. Les populations locales sont de plus en plus résistantes à des avis adossés à un savoir technique.
Cela dit, il s’agit là d’oppositions à un pouvoir d’état et à ses prétentions à régir les existences au nom d’une technocratie publique. Or la crise de l’expertise que nous vivons aujourd’hui a atteint, progressivement, des métiers du privé et elle semble n’avoir guère de limite. Toutes les professions qui tiraient leur prestige d’un savoir particulier sont descendues de leur piédestal et elles se confrontent à des clients ou à des usagers qui vont puiser leurs renseignements à d’autres sources.
Les experts ont leurs propres préjugés
Tout cela n’est pas entièrement négatif. Les « sages et les intelligents », pour reprendre l’expression des évangiles, ont leurs propres œillères (Mt 11.25-26, Lc 10.21-22). Il est peu de domaines où l’assurance des experts n’ait été battue en brèche, quelques années plus tard, par de nouveaux experts. On a d’abord construit des grands ensembles, puis on a détruit une partie d’entre eux. Certains architectes urbanistes imaginaient, à l’époque de l’automobile triomphante, de transformer le cœur de Paris en nœud autoroutier ! Les experts militaires de divers pays ont encouragé leurs gouvernements à mener des conflits dont les pays en question se sont mordus les doigts, ensuite. Au nom de la productivité agricole on a recommandé l’usage de pesticides, aujourd’hui interdits du fait de leur toxicité avérée, mais qui sont extrêmement stables et ne se dégradent que très lentement une fois qu’ils ont été disséminés dans la nature. On a recommandé de coucher des bébés sur le ventre, avant de se rendre compte, des années plus tard, que cela provoquait des apnées du nourrisson.
Les « sages et les intelligents » avaient beaucoup d’idées sur ce que devaient faire les autres et ils ne cessaient, j’en ai eu de multiples témoignages, de se lamenter sur le faible degré d’obéissance de leurs interlocuteurs. En fait, les années ont prouvé qu’ils ont souvent négligé, dans leurs projets, des aspects qui leurs semblaient secondaires, voire qu’ils n’avaient même pas perçus, et qui se sont révélés essentiels par la suite.
Du coup, c’est évident, tout cela a provoqué un scepticisme assez généralisé par rapport à la parole des experts. Et puis, de l’autre côté de la barrière, on a fini par prendre en compte ce que les usagers savent, à partir de leur propre pratique. On parle, aujourd’hui, d’expertise d’usage, dans les projets d’aménagement. La prise en charge des maladies chroniques prend en compte le point de vue des associations de malade et, même dans le suivi individuel, le vécu du patient, son rapport aux traitements, sa manière d’organiser sa vie quotidienne avec la maladie, sont devenus des paramètres importants.
Mais les prétendus experts n’ont pas disparu, ils se sont simplement multipliés
Mais tout n’est pas aussi idyllique. Le nombre de personnes qui donnent des conseils aux autres au nom d’un supposé savoir n’a nullement diminué, il a même considérablement augmenté.
Aujourd’hui, si quelqu’un va chez le médecin, il aura souvent consulté un site Internet (sérieux ou non, comment le savoir ?) sur « ce qui ne va pas chez lui » auparavant. Les hebdomadaires donnaient de multiples conseils de santé ou de beauté, autrefois. Ils font figure, désormais, de petits joueurs. On peut trouver, désormais, en quelques minutes, des conseils sur à peu près tout. Les guides gastronomiques sont concurrencés, eux aussi. On va consulter les avis sur les restaurants du coin si on envisage une sortie et même si on est en vacances. Tout est commenté et évalué.
Naturellement, si on lit quelque chose dans le journal, plus besoin d’aller au « café du commerce » pour entendre quelqu’un qui mettra cela en doute. On trouve, en ligne, autant d’opinions qu’on le souhaite !
On parle parfois « d’expertise distribuée » pour évoquer une telle situation : l’expertise n’est plus concentrée entre quelques mains, elle est distribuée entre un grand nombre d’acteurs qui peuvent tirer parti les uns des autres. Et ce que j’ai dit sur l’expertise d’usage montre qu’il y a une pertinence à parler ainsi. Chacun possède une bribe de savoir, liée à sa position dans la société, à sa pratique, à ses centres d’intérêt. Mais est-il juste de parler d’expertise à propos des multiples avis que l’on trouve sur la toile ? Souvent, ce sont plus des traits d’humeur, des coups de gueule, des impressions fugitives érigées en savoir avéré.
Et le citoyen lambda, ou l’homme de la rue, n’essaye pas, la plupart du temps, de se forger une opinion en exerçant son discernement. Il se laisse plutôt entraîner par ses sympathies, par ce qu’il a envie de croire, par ses impressions. Il gobe les avis qui lui plaisent avec aussi peu de recul que les individus de naguère gobaient ce que disaient les experts. Le doute généralisé et la croyance aveugle se sont répandus, mais pas le sens critique.
Apprenons ou réapprenons à exercer notre discernement
Or, si je reviens vers les évangiles j’y trouve un constant appel à se faire une idée, à se déterminer, à s’engager en connaissance de cause. L’évangile de Jean, tout particulièrement, contient de multiples appels de Jésus à ses interlocuteurs, pour qu’ils se ressaisissent et voient les choses par le bon bout. Il use, à ce propos, d’un critère simple, mais décisif : « si vous ne croyez pas ce que je dis, voyez au moins ce que je fais » (Jn 10.38). Oui, c’est un bon point de départ, un critère assez radical et souvent détonnant. Quand on regarde le comportement de quelqu’un qui prétend savoir quelque chose, on discerne quels sont ses centres d’intérêts, au-delà de son discours, et c’est souvent très éclairant.
Les intérêts orientent la perception et créent des aveuglements, même chez quelqu’un qui est de bonne foi. Croiser les points de vue, c’est aussi prendre la mesure d’intérêts divergents. Et si on utilise cette grille de lecture, le méli-mélo des expertises multiples devient beaucoup plus facile à démêler. La plupart des « fakes news » ne sont pas des erreurs, ce sont des mensonges répétés complaisamment par ceux que cela arrange. Mais Jésus était déjà en butte à ceux qui ne voulaient pas le prendre au sérieux. Ces constructions de biais ne sont donc pas nouvelles. Elles ont simplement pris une extension inédite, aujourd’hui.
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