Sans que cela ne soit écrit dans le récit de la tour de Babel, le traumatisme du déluge est présent. Au fil des lectures et interprétations du texte, on s’est accordé à dire que l’intention de Babel était d’éviter la répétition du déluge. Ce traumatisme aurait fait naître une volonté collective pour bâtir une ville. En tout cas, ce traumatisme sert à alimenter une peur et un désir de sécurité qui réunira les hommes dans un projet commun.

Dans la plaine de Shinéar, les hommes se sont arrêtés et ont voulu l’union sacrée autour d’une ville. Ils ont l’ambition qu’à partir d’eux une civilisation, un empire se déploieraient pour durer et s’imposer sur la terre et aussi devant Dieu, sans être effacées. Dans ce récit, se manifeste le génie humain, le génie technologique. « La brique est pour eux une pierre », fabriquée à partir de l’argile et cuite, un produit créé à partir d’une transformation. L’usage du feu est un signe de maîtrise des éléments, de puissance quasi divine. Babel nous raconte le premier grand œuvre des humains réalisé aussi grâce au travail à la chaîne. Et visiblement nul besoin de délocaliser, il semblait qu’il y avait la force de travail nécessaire sur place.

Il s’agit là d’un travail d’esclaves, comme en Egypte lorsque le peuple hébreu y était asservi. Dans le judaïsme, selon un midrash, commentaire rabbinique de la Thora : « lorsqu’un homme tombait de l’échafaudage de la tour de Babel, personne ne s’en souciait mais la cassure d’une brique provoquait deuils et pleurs ». Combien de sacrifices cette tour a-t-elle exigé ? Car pour un tel projet, il y a eu exploitation, asservissement d’hommes et de femmes, il fallait nourrir le projet de tant de ressources humaines.

Ne nous laissons pas tromper par le discours volontariste, collectif, a priori légitime. Derrière cette parole unique à l’impératif, se tenaient forcément des chefs pour dire, et d’autres, la masse, pour écouter et obéir.

Un mensonge par omission ?

La volonté une, monolithique du projet de Babel subordonne, fait taire la parole singulière, et finit par effacer les sujets singuliers, les visages, en exerçant une violence. D’abord celle de l’injonction première, dans laquelle tous doivent se fondre. La parole est univoque, c’est-à-dire qu’elle ne permet pas la discussion, ni le débat, c’est une parole fermée. Et pour que tous suivent, obéissent, la peur a servi de catalyseur. C’est pourquoi, nous pourrions penser que le traumatisme du déluge a été instrumentalisé, accompagné d’un mensonge par omission.

En effet, ceux qui ont mis en œuvre cette union sacrée, qui l’ont orchestré, ont omis de rappeler le signe de l’alliance donné par Dieu à Noé : « les eaux ne deviendront plus jamais un déluge qui détruirait tout être vivant. » (Gn 9.15)

Les hommes n’avaient-ils plus confiance en la parole de Dieu, en l’alliance manifestée par l’arc-en-ciel ? Ont-ils oublié ? Ou alors, un autre désir, d’autres intérêts ont-ils évincé cette alliance, transformé leur regard sur Dieu ?

Dans cette histoire, il y a un paradoxe. Peur du déluge et pourtant ces hommes construisent une tour qui flirte avec le ciel. Autrement dit, ils « cherchent » Dieu dans tous les sens du terme. Ils cherchent à entrer en rivalité et ils veulent une porte ouverte sur le ciel… un écho à un autre traumatisme, le paradis perdu. Que de frustrations… Leur désir est offensif, leur projet impérialiste, et semble insubmersible.

La réponse de Dieu à cette offensive ? Aucun jugement, aucune destruction, aucun feu descendu du ciel, encore moins de déluge. Il est juste venu se mêler aux hommes et embrouiller leur storytelling, pardon leur communication bien rôdée, bref leur propagande. Et nous comprenons alors que Dieu ne se trouve pas qu’au ciel, et qu’il n’est nul besoin d’y monter à tous prix.

Il n’a donc pas fallu grand-chose pour que tout s’arrête et que les hommes non seulement cessent de bâtir mais se dispersent, partent, se mettent en route pour devoir trouver d’autres projets de société.

Des copies ou des individus ?

Le ou les rédacteurs de ce récit ont glissé plusieurs indices qui annonçaient la ruine de la tour de Babel. Ainsi, les briques, même si elles attestent du génie humain, révèlent ce qu’elles ne sont pas, c’est-à-dire des pierres. En hébreu, le mot pierre, eben, vient de la racine banah qui signifie bâtir, rebâtir, former une maison, assurer une suite. Eben est associé à la transmission, de « père en fils ». Les bâtisseurs de Babel ont voulu partir uniquement d’eux-mêmes, sans fondement dans ce qui leur a été transmis. Et ils voulaient toujours plus, plus grand, plus haut… Ils ont construit à partir de copies, toutes identiques entre elles, de substituts et non de pierres. S’ils avaient pensé un projet de ville, donc de société, à partir d’un fondement juste, telle l’alliance déclinée après le déluge, et non sur la peur et le désir de toute-puissance, ils auraient bâti leur avenir en entrant en vis-à-vis avec Dieu, en faisant confiance en la parole transmise. Mais peut-être qu’en utilisant des briques, en s’épuisant dans un projet qui a dévoré tant d’humains, projet d’une construction absolue, totale et par conséquent impossible, se dit la crainte, la crainte de choisir une autre voie, celle d’aller vers son propre destin, d’assumer sa liberté, d’assumer la relation avec Dieu ici et maintenant ?

S’ils étaient partis de pierres, dont aucune ne peut être identique à une autre, ils auraient appris à ajuster, à composer, à faire dialoguer les singularités, à se regarder vraiment les uns les autres et non comme des esclaves d’un projet absolu.

Aujourd’hui, notre monde ressemble un peu à un grand chantier qui a été arrêté brutalement, au bord d’une catastrophe. Nous sommes partie prenante de ce chantier, c’est notre condition humaine. Voulons-nous continuer à « briqueter des briques » ou plutôt travailler à partir de pierres ? Ce qui signifierait alors revoir le projet et ne pas nous réfugier dans l’union sacrée mais plutôt parler, se parler et construire la maison commune sur de vrais fondements.

De plus, nous savons que nous n’avons pas besoin d’aller jusqu’au ciel par nos propres forces pour vaincre la peur et rencontrer Dieu alors qu’il s’est mêlé à nous. Le projet pourrait alors être bien plus à notre portée qu’on ne le croit.

Résister et faire germer

Mais soyons aussi lucides, au lendemain de ce confinement, dans cette période qui nous paraît inédite, le vieux monde est bien toujours là. Comment faire avec alors, comment y faire germer les graines d’un nouveau monde ?

Comment alors résister à l’injonction des idéologies monolithiques, impérialistes qui sont toujours à l’œuvre ? Comment choisir l’universel en accueillant l’autre et en faisant avec lui ?

Le philosophe André Comte-Sponville invite à résister au leurre de l’union sacrée, en résistant à tout ce qui vient bloquer la pensée, empêcher tout recul, toute discussion.

Le confinement a permis de pointer les inégalités qui vont se creuser encore davantage, l’injustice des fonctionnements économiques, et d’observer la montée d’une police des discours. Et nous nous inquiétons de violences policières qui se banalisent. Continuons alors à observer, à prendre du recul, à parler, interpeller, débattre et agir.

Une autre initiative : le résistant Claude Alphandéry, presque centenaire, (voix ferme et jeune entendue à la radio), figure de l’économie sociale et solidaire, lance avec une vingtaine de personnalités le Conseil national de la Nouvelle Résistance « pour mener le combat du jour d’après ». Un exemple de projet qui veut repartir d’une pierre angulaire, fondé sur l’altérité, la solidarité.

La résistance au vieux monde est vivace à travers les différentes manifestations de solidarité. A travers la vigilance de personnes, d’associations, de mouvements qui travaillent et ouvrent d’autres voies…

Voilà quelques pistes…

Et en tant que chrétiens, de celles et ceux qui se reconnaissent en marche à la suite du Christ, mais bien partie prenante de notre monde, comment vivre cet après qui a déjà commencé ?

En devenant pierre vivante fondée sur la pierre angulaire qu’est le Christ, autrement dit en faisant église, sans craindre l’ombre des tours de Babel, détruites ou en construction, et en accueillant tout homme, toute femme, comme pierres vivantes.