C’est un bréviaire ouvert à tous, une somme à l’ambition généreuse, un monument fraternel. « De l’esprit des lois », paraît dans une collection riche de commentaires et d’analyses, en un volume de la collection « Quarto », chez Gallimard. Comme elle est belle cette œuvre. Son auteur, baron de la Brède, président à mortier du Parlement de Bordeaux, mari d’une protestante richissime – eh oui, cela se peut – nous invite à penser le politique autrement qu’avec des œillères, à réfléchir un peu plus loin que le bout de notre nez. Tandis qu’un nombre croissant de nos concitoyens, comme tant d’autres, de par le monde, se laissent tenter par le chaos, la débilité, l’absurde – « appelez-ça comme vous voulez » dirait la chanson – Montesquieu, puisqu’il s’agit de lui, nous apparaît sous les traits d’un guide amical et constructif. Benjamin Hoffmann, écrivain et universitaire français travaillant à l’Université Ohio State, a rédigé la présentation du volume. Il explique aux lecteurs de Regards protestants pourquoi la pensée de ce grand homme conserve toute sa pertinence et son actualité.
Penser le politique autrement
« Montesquieu fait partie des grands auteurs que l’on cite volontiers mais qu’on ne lit pas suffisamment, reconnaît notre interlocuteur. C’est un peu le destin de tout classique. Une œuvre comme L’Esprit des lois a irrigué notre culture et nourri la réflexion de nombreux penseurs, de sorte qu’une connaissance approximative du texte est véhiculée par ses truchements successifs et dissuade d’opérer un retour à la source vive de cette pensée. À cela s’ajoute la complexité, l’exigence d’une œuvre monumentale. Par son ampleur, De l’Esprit des lois est susceptible de rebuter le lecteur moderne. Il s’agit néanmoins d’un texte riche en enseignements, en perspectives… Et en plaisir. »
Ouvrons quelques pages. « À mesure que le luxe s’établit dans une république, écrit Montesquieu, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier. À des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d’autres désirs : bientôt elle devient ennemie des lois qui la gêne. » Un peu plus loin, nous trouvons cette observation : « Maxime importante : il faut être très circonspect dans la poursuite de la magie et de l’hérésie. L’accusation de ces deux crimes peut extrêmement choquer la liberté, et être la source d’une infinité de tyrannies, si le législateur ne sait la borner. Car elle ne porte pas directement sur les actions d’un citoyen, mais plutôt sur l’idée que l’on s’est faite de son caractère, elle devient dangereuse à proportion de l’ignorance du peuple ; et pour lors un citoyen est toujours en danger, parce que la meilleure conduite du monde, la morale la plus pure, la pratique de tous les devoirs, ne sont pas des garants contre les soupçons de ces crimes. »
L’idéal de modération et de tolérance
Écriture lumineuse – nous allions dire « de Lumière » – alliance de grandeur et d’inspiration, cette pensée, tout de mouvement devrait nous inspirer. « Il y a cette conscience très vive chez Montesquieu, remarque Benjamin Hoffmann, d’un devenir despotique de l’autorité qui est inhérent à la pratique du pouvoir et dont il faut éviter le déploiement par une série de dispositifs législatifs, de même que l’art de l’architecte consiste à assurer l’équilibre harmonieux de forces contraires. Le spectacle de la politique américaine montre clairement la manière dont cette tendance est en train de se réaliser aujourd’hui. L’alliance d’un populiste comme Donald Trump et d’un idéologue aux moyens illimités comme Elon Musk laisse présager l’installation au sommet du pouvoir d’une oligarchie dont les intérêts privés et les caprices auront force de loi. L’idéal de modération et de tolérance que les Lumières ont porté, un idéal qui pourrait encore nous inspirer, apparaît hélas comme un idéal d’un autre temps. »
Montesquieu, la chose est célèbre, est considéré comme le penseur de la tempérance, notamment du fait de sa fameuse théorie sur la séparation des pouvoirs. Qu’en est-il exactement ?
« Dans la pensée politique de Montesquieu, répond Benjamin Hoffmann, la tempérance est en effet une vertu fondamentale dans la mesure où elle contient les passions, prévient ce « devenir despotique »du pouvoir que j’évoquais à l’instant. Montesquieu préconise encore– et c’est là l’autre sens qu’il donne au terme de tempérance – d’enseigner la vertu à ceux qui nous gouvernent, afin qu’ils ne soient pas tentés par le despotisme. On peut, sur ce point, le rattacher à Fénelon, pour qui l’éducation du Prince est prépondérante, non seulement parce qu’elle permet de construire un homme d’État, mais parce qu’elle fixe des limites à ses passions. C’est d’ailleurs un thème central dans le beau roman de Marianne Jaeglé, L’Ami du Prince, qui revient sur la relation de Sénèque et Néron. Montesquieu va cependant plus loin : il conçoit également la vertu comme une condition nécessaire à la pérennité des différents systèmes politiques, en particulier dans les républiques où elle est définie comme l’amour de la patrie, c’est à dire comme l’amour de l’égalité. »
Notre interlocuteur souligne au passage que si Montesquieu s’intéresse à l’importance des vertus personnelles chez les gouvernants, il accorde également une place primordiale aux mécanismes institutionnels, les lois et les structures politiques étant chargées de compenser les faiblesses inhérentes à la nature humaine.
Il n’est pas jusqu’au regard porté par Montesquieu sur les religions qui ne puisse intéresser nos concitoyens. « Le baron de la Brède ne se contente pas de mettre l’accent sur la diversité des croyances ou sur les rapports que ces croyances entretiennent avec le pouvoir, note encore Benjamin Hoffmann. Il s’intéresse aux religions sous un angle social et politique, en essayant de comprendre la façon dont les institutions religieuses influencent les lois et les mœurs au sein d’une société donnée. On peut reconnaître dans sa pensée une incitation à faire vivre le respect de l’autre, à faire place à la pluralité des convictions religieuses. »
Bien sûr, Montesquieu n’avait pas tout imaginé, tout prévu. Certains aspects de sa pensée peuvent paraître inadaptés, ou bien ne pas répondre à tous les débats d’aujourd’hui. Trop prudents, trop raide, allez savoir… Il était, comme nous tous, un homme de son temps. Mais sa grille de lecture permet une réflexion construite, éthique et nuancée que nous devrions mener. Avec passion. Mais une passion tempérée !
A lire : « De l’esprit des lois », Montesquieu, collection Quarto, Gallimard, 1120 p. 35 €