Que dire ? Même les politistes restent sans voix. Bien entendu – n’est-ce pas le cas de le dire ? – certains d’entre eux s’en vont proposer, d’un plateau médiatique à l’autre, quelques analyses. Mais la situation semble si bloquée, fenêtres et portes fermées, qu’à nombre d’entre eux notre système politique paraît bien fragile. Raphaël Glucksmann, que l’on ne peut taxer de complaisance à l’endroit de l’extrémisme, a mis en garde le pouvoir exécutif, au soir de la nomination du gouvernement de Michel Barnier : « Rien ne va dans cette séquence politique calamiteuse. Et tout se paiera. Comment voulez-vous que le front républicain fonctionne si ça se finit ainsi ? »

Méfions-nous d’un peuple furieux

Partout, en Europe, gagne le mécontentement contre un système de mondialisation dont les électeurs ont le sentiment qu’elle se fait contre leur gré. Le nouveau livre de Chistopher Clark, professeur à Cambridge, « 1848, le printemps des peuples, se battre pour un monde nouveau » (Flammarion, 810 p. 35 €) nous invite à réfléchir.

« Les mouvements politiques et les idées, du socialisme et du radicalisme au libéralisme, au nationalisme, au corporatisme et au conservatisme, ont été testés dans cet accélérateur, analyse l’historien. Les questions posées par les insurgées de 1848 n’ont pas perdu de leurs forces. Il y a évidemment des exceptions : nous ne nous torturons plus l’esprit sur le pouvoir temporel de la papauté ou sur la question du Schleswig-Holstein. Mais nous nous inquiétons toujours de ce qu’il se passe lorsque des revendications de liberté politique ou économique entrent en conflit avec des revendications de droits sociaux. La liberté de la presse, c’est bien beau ne cessaient de répéter les radicaux de 1848, mais quel est l’intérêt d’un journal aux idées généreuses si les lecteurs ont trop faim pour le lire ? »

A négliger les aspirations profondes des ouvriers, les républicains de février 48 ont dû faire face à la terrible révolte de juin, qu’ils ont maté dans le sang, provoquant une rupture dont bénéficierait, quelques mois plus tard, Louis-Napoléon. Les interrogations religieuses et territoriales de jadis perdurent dans nos débats. Comment ne pas voir que la surdité de certaines élites à l’égard des classes populaires fait l’affaire de Marine Le Pen, qui prétend lutter contre les inégalités sociales et présider la République au nom du peuple ? Homme politique dont l’intégrité générale n’est pas contestée, Michel Barnier ne semble pas le mieux à même de répondre à cette attente.

Changer de point de vue à gauche

Dans ce climat, la gauche a sa part de responsabilité. Publiant « Changer la vie ? Le temps du socialisme en Europe », (Folio inédit), Gilles Vergnon, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, retrace l’histoire d’un mouvement politique dont le nom traduisait l’ambition : lutter contre les injustices et les inégalités sociales.

Constatant que les trois éléments qui l’ont fait naître, le capitalisme industriel, un Etat-Nation capable d’encadrer les lois du marché, la croyance collective au progrès, se sont tous affaissés, cet historien pointe le changement de paradigme du mouvement socialiste. « S’il apparaît comme une force de freinage du programme libéral, le mettant en œuvre tout en le tempérant, il est bien plus entreprenant sur le terrain « sociétal », allant volontiers au-delà de la défense et de la promotion des droits individuels « classiques (droit à l’avortement, égalité hommes-femmes, droits des personnes LGBT) vers un social-individualisme », d’abord attentif à l’avancement illimité des droits des personnes sans se préoccuper des conséquences  sur l’organisation d’une société que l’on renonce à penser. »

Prendre en charge la défense du droit des personnes à vivre libres était une façon de rendre justice à des individus que le conformisme avait pu faire souffrir, ou que des lois condamnaient d’une manière inadmissible. Mais l’abandon de la question sociale a provoqué des ruptures d’un autre genre. « La prédilection sociétale éloigne tendanciellement du vote socialiste des secteurs de l’électorat populaire qui ne se retrouvent pas ou plus dans cette orientation, souligne Gilles Vergnon.

Le nœud des questions régaliennes liées  à la régulation de l’immigration, à l’ordre public, à la sécurité des personnes et de leurs biens, au respect de la laïcité à l’école et de l’Etat, souvent prises de haut à gauche, pourvoit les droites européennes et les « populistes » d’une rente électorale peut-être durable. »

A défaut de changer la vie, suivant le programme de Rimbaud, la gauche Française gagnerait peut-être à changer de point de vue sur les souffrances à la fois quotidiennes et symboliques endurées par nos concitoyens les plus fragiles.

Et Gilles Vergnon de guider notre regard vers les pays scandinaves : en conjuguant une politique de fermeté sur le contrôle des frontières avec une politique sociale très avancée, les sociaux-démocrates danois ont mis en place « une politique où droits et obligations s’équilibrent, où une cohésion sociale est nécessaire pour que le modèle fonctionne ».

Personne aujourd’hui ne peut savoir de quelle façon l’aventure collective tournera. Beaucoup parient sur une élection présidentielle anticipée : Gabriel Attal à demi-mot, Edouard Philippe de manière explicite. Marine Le Pen, elle, est portée par la vague. Elle n’a pourtant pas encore gagné. Les protestants, par leur culture, ont, dans ce domaine un rôle à jouer. Non par des incantations consensuelles, mais par l’affirmation de points de vue rigoureux, parfois difficiles à partager, toujours vivants. Le dialoguiste Michel Audiard affirmait : « La vérité n’est jamais amusante, sinon, tout le monde la dirait. » Faisons-le mentir.