Dès le début du ministère de Jésus, dans la synagogue de Nazareth (dans le chapitre 4 de l’évangile de Luc), celui-ci lit le rouleau d’Esaïe : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d’accueil par le Seigneur » . Puis il dit : « Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez. » Voilà pour le dire. Mais, aussitôt, Jésus soulève lui-même l’objection : « Sûrement vous allez me citer ce dicton : “Médecin, guéris-toi toi-même.” Nous avons appris tout ce qui s’est passé à Capharnaüm, fais-en donc autant ici dans ta patrie. » Et voilà pour le faire. Plus tard, Jésus polémiquera avec les Pharisiens en déclarant : « ils disent et non font pas » (Mt 23.3). Les épîtres reviendront, ensuite, souvent, sur cette tension.
Puis la balance a penché d’un côté : au fil des premiers siècles de l’église, l’opposition entre contemplation et action a progressivement conduit à imaginer « la vie de perfection », comme une vie de prière libérée des soucis du monde. Les moines, pourtant, travaillaient, mais plus comme une sorte d’hygiène nécessaire à leur vie spirituelle. Au moment de la Réforme, c’est le débat entre foi et œuvres qui a, à nouveau, semé le doute sur la consistance et l’importance de l’action. Lorsque j’ai écrit Agir, travailler, militer, Une théologie de l’action (publié en 2006), mon propos était de montrer que l’action était bien plus intriquée dans toutes les facettes de la théologie biblique qu’on ne le pensait en général. J’arrête ici pour ce très bref survol.
Deux stratégies politiques
Il se trouve que j’ai retrouvé cette tension dans le débat du deuxième tour de la primaire des écologistes. On a parlé du « pragmatisme » de Yannick Jadot et de la « radicalité » de Sandrine Rousseau, mais, au fil de leurs échanges, sur la chaîne LCI, j’ai entendu un peu autre chose. A plusieurs reprises, Sandrine Rousseau a répété : « il faut dire les choses ». Elle a exposé également, combien lui importait de glisser dans la campagne des mots comme la « démobilité » ou la notion « d’homme (masculin) déconstruit ». De son côté Yannick Jadot essayait d’expliquer comment il pourrait agir. Il ne cherchait pas à rassembler pour le plaisir de rassembler, mais pour construire un accord minimal qui lui permettrait d’agir.
A chaud, la position de Sandrine Rousseau m’a pas mal irrité. J’y ai retrouvé les travers des universitaires, que j’ai côtoyés tout au long de ma carrière, et qui se persuadent que l’on change le monde en changeant les mots. Son passage sur l’homme déconstruit, par exemple, ressemblait plus à ce qu’on peut dire dans un colloque de sciences sociales, qu’à un discours audible et compréhensible par tout un chacun. Elle reprochait à Yannick Jadot et à son écologie de gouvernement de « ne pas aller au bout du chemin ». Ce dernier a à peine caricaturé sa pensée quand il lui a répliqué : « si gouverner, c’est renoncer, alors il ne faut plus faire de politique ».
Tout cela m’a d’autant plus irrité que j’ai souvent exhorté des chrétiens, prompts à critiquer la marche du monde, à plus de modestie. J’ai, à chaque fois, affirmé qu’il n’est correct de critiquer que si on est capable de mettre en œuvre une autre manière de vivre. Et c’était, là aussi, le propos de mon livre sur l’action.
La libération de la parole
Avec le recul, je me suis quand même avisé d’une chose, c’est que Sandrine Rousseau a construit son parcours autour de la libération de la parole des femmes et de la dénonciation des abus sexuels et du harcèlement y compris dans la rue. Dans ce cadre, certainement, la prise de parole est décisive.
Et, assurément, donner de la voix aux victimes qui sont sans voix fait partie de l’héritage biblique. Dieu parle autant qu’il agit : il dénonce, il interpelle, il propose un chemin de libération.
J’ai, par ailleurs, à plusieurs reprises, critiqué les politiques publiques qui peinaient à donner des perspectives, à proposer un sens pour l’action collective, en se repliant vers des mesures techniques avares de mots.
Donc oui, dire, énoncer et dénoncer, fait partie de l’action politique. Mais l’incantation facile, le double discours et les promesses extravagantes en font partie aussi. Et puis il y a une difficulté, c’est que la nature, mutilée par nos modes de vie et nos choix techniques, est sans voix et qu’elle ne manifeste pas plus dans les rues que les générations à venir qui souffriront de nos choix présents.
L’efficacité du compromis
Pour le reste, le point de clivage entre, non pas seulement les deux candidats, mais plus largement les deux électorats qu’ils représentaient, porte sur le sens du compromis. Les uns pensent que tout compromis est un reniement. Les autres, plus préoccupés par l’idée de faire tout ce qui est possible dans une situation donnée, acceptent de faire des compromis afin de rassembler des majorités de projet qui leur permettent d’agir. Cette deuxième manière de raisonner ressemble plus à ce qui se passe dans un système parlementaire.
Le paradoxe est que tous les candidats écologistes ont réclamé un système moins présidentiel. Or l’idée d’ignorer le compromis et de dérouler son programme sans coup férir, une fois que l’on est élu, relève beaucoup plus d’une présidence régalienne que d’un système parlementaire proportionnel où l’on passe son temps à négocier.
Mais, en l’occurrence, si on veut avancer sur les sujets aussi lourds de l’écologie, il faudra réunir des majorités transitoires. Et pour constituer des majorités transitoires il ne suffit pas de dire en espérant convaincre, il faut aussi écouter et tenir compte du point de vue de l’autre. On doit donc élargir son usage de la parole, afin d’être en mesure d’agir.
Et ce n’est pas être insuffisamment radical que d’accepter d’entendre un point de vue différent du sien. Là aussi, quand je dis cela, je pense à la circulation des convictions religieuses. Les croyants ont souvent confondu radicalité et prosélytisme agressif. Voilà pourquoi, sans doute, je suis spécialement sensible au rapport à la pluralité des opinions dans le champ politique. Et, je le répète, ce n’est pas parce que l’on a des opinions différentes que l’on ne peut rien faire ensemble.