La ligne de métro qui va du Pont de Sèvres, au sud-ouest de Paris, jusqu’à la Mairie de Montreuil, à l’est, me fascine, car elle permet de passer en une heure, progressivement et presque insensiblement, des beaux quartiers de l’ouest, à la population bigarrée de la Seine-Saint-Denis.

Certes, pour ceux qui connaissent bien la région parisienne, Boulogne-Billancourt est moins huppé que Neuilly-sur-Seine et Montreuil, plus « gentrifié », comme on dit, que La Courneuve. Mais, il n’empêche.

J’ai fait l’exercice de suivre, carnet en main, l’ensemble de la ligne (ligne 9). On peut faire un exercice tout à fait semblable dans n’importe quelle agglomération de taille un peu importante. Personnellement j’habite en grande banlieue. J’aurais pu choisir de suivre une ligne de RER, mais je trouve que la transition y est moins frappante.

Je pars donc du Pont de Sèvres, lieu qui n’a rien de spécialement prestigieux. Je fais une pause au métro Exelmans, juste à l’entrée de Paris, au sud du 16e arrondissement, qui est plus typique des beaux quartiers. On se doute qu’en surface les différences sont plus marquées que dans le métro. Les belles voitures sillonnent les rues. Dans le métro, je vois quelques personnes en habits chics. La plupart sont en habits décontractés, mais français de souche et avec un look que je qualifierais de classe moyenne. Je remarque, également, que la publicité est ciblée vers un public qui va au théâtre ou à des spectacles classiques.

Ensuite, la population se diversifie un peu, jusqu’au moment où nous croisons les Champs-Elysées et la ligne 1 qui a un trajet plus direct. La rame qui était à la limite de la saturation se vide suffisamment pour que nous soyons tous assis (nous sommes en début d’après-midi).

Lorsque nous atteignons les grands magasins du Boulevard Haussmann, je me rends compte que toutes les personnes relativement âgées, qui étaient montées au début de la ligne, sont descendues. C’est significatif : du fait de l’augmentation des prix du foncier il y a également un clivage d’âge dans les lieux de résidence. Ceux qui ont pu acheter avant la montée des prix se séparent de ceux qui sont plus jeunes.

Au moment où nous basculons vers l’est je n’aurais rien remarqué si je n’avais pas été spécialement attentif. De station en station la moyenne d’âge continue à diminuer, par le jeu des descentes et des montées. Et la population immigrée, de toutes origines, commence à monter dans la rame : l’ambiance devient polyglotte. La grande transition est à Nation : lieu de correspondance entre plusieurs lignes, dont la grande ligne A du RER. Là tous ceux qui montent vont manifestement à Montreuil. Et au moment où nous atteignons la dernière station de métro qui est encore dans Paris les dernières personnes qui tranchaient un peu descendent. Pour ce qui est des publicités sur les quais, certaines sont communes tout au long de la ligne. Mais ce qui apparaît, en ce bout de ligne, sont des publicités à destination d’un public jeune : des concerts rock, des récitals de chanteurs, des offres à destination des étudiants, etc.

J’arrive à la mairie de Montreuil : sur la place il y a deux grands marchands bio ! Et en surface, là aussi, la différence est encore plus marquée que dans le métro. C’est l’inverse de tout à l’heure : ceux qui prennent le métro semblent plus favorisés que ceux qui discutent et flânent dans les espaces publics.

Une ségrégation « soft »

Ce qui me frappe est que la transition s’est effectuée l’air de rien. On ne peut pas parler de ghettoïsation. On n’observe rien qui ressemble à une frontière nette. Il est même souvent difficile de statuer sur ce qui se passe à une station donnée. En revanche, en revenant de la mairie de Montreuil je me laisse un peu aller : je laisse défiler trois ou quatre stations en pensant à autre chose. Et quand je regarde à nouveau, la différence est nette.

Tout cela est à l’image de notre société où les clivages sont plus implicites qu’explicites. On vit à l’écart les uns des autres sans le dire. Et les transports, dans tout cela, ne servent pas seulement à nous rapprocher les uns des autres. Ils servent également à nous mettre à distance les uns des autres.

Ce petit voyage que j’ai effectué est comme une parabole : nous nous croisons, nous nous côtoyons à l’occasion, mais nous sommes dans des mondes différents, même si nous sommes reliés par des moyens de transport ou de télécommunication. Au final nous ne nous comprenons pas. Entre générations, entre groupes sociaux, entre cultures d’origine, les barrières sont là, même si elles sont discrètes.

Bon. Le problème n’est pas si nouveau. On connaît les belles paroles de l’épître aux Galates : « En Christ, il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme » (Gal 3.28). Mais le fait même que Paul ait été obligé de l’écrire montre que cela n’avait rien d’évident pour ses lecteurs. En fait, ce qui est frappant est que nous butons toujours sur une difficulté comparable, alors même que nous sommes dans des sociétés démocratiques, que nous avons énormément d’outils pour communiquer ou nous informer sur les autres.