Prendre le parti du décalage et, d’une façon paradoxale, raison garder. La coalition baptisée Ensemble !, avec 245 députés, représente la première force de l’Assemblée Nationale. Et de très loin puisque la NUPES n’en obtient que 130. Certes, elle manque de 44 sièges la majorité absolue. Mais plutôt que de commenter un phénomène qu’ils ont pourtant prédit, à longueur d’éditoriaux, d’articles ou d’interviews dont les questions contenaient la réponse, experts, commentateurs ou journalistes avant tout devraient souligner que l’apport des élus Républicains (61, ce n’est pas rien) devrait combler sans trop se faire prier le vide et permettre à la majorité présidentielle de gouverner.

Lire l’abstention comme un désaveu contre Emmanuel Macron se peut toujours, mais alors il faudra qu’on nous explique pourquoi, lorsque les citoyens préfèrent la pêche à la ligne ou la promenade en ville, on imagine habituellement qu’ils ont cru le résultat joué d’avance… En un mot comme en cent, pour une formation politique réputée fragile depuis sa naissance au printemps 2016, La République en Marche devenue Renaissance et désormais fraction principale de la majorité, ce résultat n’est pas aussi mauvais qu’on voudrait nous le dire.

Alors, d’où vient cette musique de l’échec ? Est-elle imputable, seule, à la volonté des acteurs médiatiques – et leurs patrons, comme chacun sait renouvelés des deux cents familles de jadis, obsédés, depuis leur poste de contrôle invisible, par la maîtrise des événements, de la démocratie ? Bien sûr que non.

Là encore, il nous paraît judicieux de prendre un autre chemin que l’avenue dans laquelle tout le monde s’engouffre. Il peut arriver qu’une femme ou un homme politique aborde mal une campagne électorale, et bien souvent ce sont des petits riens qui le révèlent – dans leur grande sagesse, les rabbins disent que le diable se niche dans les détails. On se souvient qu’en 2002, c’est par un mot malheureux proféré contre son adversaire potentiel – « Vieilli, fatigué, usé, sans idées », que dans un avion, retour d’un voyage à la Réunion, Lionel Jospin s’était pris les pieds dans le tapis de la Présidentielle. En deux temps et trois mouvements, le président Macron vient de verser dans le même travers.

Après avoir plusieurs fois soutenu qu’il fallait mettre en place un système de retraite à points – révolutionnaire à plus d’un titre –  il a d’une façon presque désinvolte affirmé qu’il faudrait revenir au bon vieux principe de l’âge pivot. L’homme de l’innovation choisissait l’une des antiennes de la pensée unique. On dira que cela ne lui a pas si mal réussi puisqu’il a été, malgré tout, réélu. C’est vrai. Mais les circonstances internationales, au mois de mars comme en avril, lui ont permis de surmonter le faux pas. C’est là qu’il convient d’aborder la seconde maladresse. En déclarant qu’il ne fallait pas « humilier la Russie », le président de la République a fait preuve de lucidité diplomatique – il faudra bien un jour discuter de nouveau avec des représentants de cette nation –  mais il a dilapidé le seul capital dont il disposait encore au-delà de sa propre famille politique : celui d’un chef de guerre intraitable et cependant capable de négocier avec Vladimir Poutine en position de force. Un jour sans doute, oui, cette formule sera pertinente. Mais, comme dit l’autre « Il y a un temps pour tout. »

Le voyage à Kiev, troisième volet d’une geste présidentielle jouée comme à contretemps, n’y a rien fait. Les citoyens-électeurs ont mal jugé la prise de parole sur le tarmac et perçu le déplacement comme une façon de s’excuser de propos maladroits.

Deux ou trois fautes ne sauraient tout expliquer. La petite musique de l’échec est ici portée par un sentiment plus fort : celui d’une remise en cause du dépassement du clivage gauche-droite. La démarche d’Emmanuel Macron se prétendait révolutionnaire en 2016. A bien des égards elle était audacieuse, tant ce clivage est constitutif de notre imaginaire politique.

« C’est deux fois prendre la surface pour le fond, au plan du fonctionnement des symboles comme au plan du fonctionnement des sociétés, note le philosophe Marcel Gauchet dans son livre « La droite et la gauche, histoire et destin » (Gallimard, 169 p. 14 €).

Il est vrai que le magnétisme manichéen des termes a perdu de son intensité mobilisatrice. Mais ce qui leur a été retiré en passion, ils l’ont gagné en fonction. La déflagration guerrière est allée de pair avec l’enracinement anthropologique. Si l’éclat des emblèmes s’est terni, l’opposition est devenue le support d’une de ces identifications qui ouvrent aux acteurs la maîtrise symbolique de leur monde. »

Emmanuel Macron a joué avec le feu, les allumettes aujourd’hui le brûlent. Au fil des mois, nous en faisons le pari, le chef de l’Etat parviendra sans doute à tenir la barre. Mais ce qui faisait sa spécificité, son originalité, sa force par voie de conséquence, va s’émousser.

Regarder constamment dans le rétroviseur interdit d’avancer. Mais un coup d’œil est permis. La République en Marche, devenue Renaissance, évoque de plus en plus en plus le Mouvement Républicain Populaire, immense parti politique de l’Après-guerre, qui se présentait comme ni de droite, ni de gauche, et qui n’a pas survécu – au point qu’aujourd’hui, seuls quelques passionnés connaissent encore le nom de Georges Bidault… La démagogie par ailleurs ne date pas d’hier, mais de l’invention même de la politique. Alors, pour conclure sur une note optimiste, il nous vient le désir de citer ces quelques mots, qui datent de 1973 :

« L’hypothèse de la Démocratie, c’est que le peuple doit juger lui-même, mais pour juger lui-même, il faut qu’il ait entendu le pour et le contre, les opinions qui s’opposent et par conséquent il faut que chacun lui ait parlé franchement ; si ceux qui viennent s’exprimer devant lui jouent de démagogie, d’habileté, fardent la vérité pour favoriser leur propre carrière, ils ne fournissent pas à l’opinion publique les moyens de se former une opinion valable ; par conséquent, ils fourvoient l’opinion publique. Par conséquent, en démocratie, rien n’est aussi important que la vérité. » Pierre Mendès-France, un jeune homme aux idées neuves.