Il paraissait invraisemblable que ce Prix Nobel alsacien, reconnu mondialement, n’ait pas sa statue dans la ville où il a passé vingt ans», souligne Jean-Louis Hoffet, qui a porté le projet avec l’UEPAL. Le grand public retient aujourd’hui l’engagement écologique précurseur du défenseur de toute forme de vie, ainsi que sa critique du nucléaire. C’est cependant son œuvre de médecin à Lambaréné, au Gabon, qui lui a valu le Nobel de la Paix en 1952. Albert Schweitzer est alors devenu, malgré lui, le symbole des missions en Afrique. Omar Bongo, président du Gabon de 1967 à 2009, a déclaré que l’épisode Schweitzer était une «tâche» dans le passé du pays. Des intellectuels africains lui ont reproché ses écrits qualifiant les colonisés de «petits frères». «Il reste pour beaucoup le colonialiste bourru qui pense que les noirs ne méritent pas la modernité», résume Jenny Litzelman, directrice du musée Albert Schweitzer de Gunsbach. «Les figures symboliques sont toujours à la fois adulées et détestées», prévient-elle.

Le blanc qui saluait les noirs

«Concentré sur ses patients et ses correspondances, il ne s’intéressait pas à ces attaques», rapporte-elle. «Il ne s’est pas prononcé contre les indépendances mais contre la façon dont ça se passait. Pour lui, le colonialisme avait détruit trop de choses pour laisser ces sociétés aussi tôt.» «En 1913, il est parti en Afrique avec l’objectif principal d’expier les crimes de la colonisation», souligne son biographe Matthieu Arnold, historien à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg. «À Lambaréné, il prenait souvent le parti des indigènes contre des colons.» Le médecin avait disposé son «hôpital village» de sorte que les patients et leurs familles s’y sentent chez eux. «Il a aussi formé des infirmiers noirs, contrairement à ce qu’on a dit», ajoute l’historien. «Nombre de ses contemporains tenaient encore les noirs pour des animaux et non des Hommes», met-il en garde. «Par contre les témoins se souviennent d’Albert Schweitzer comme du « blanc qui saluait les noirs ». Il appliquait sur le terrain son universalisme. En tant que pasteur, il s’attachait à porter un message chrétien de délivrance, aux exigences éthiques valables pour tous, blancs comme noirs», retient-il, «moins pour convertir que pour soulager ces populations de leurs peurs constantes des mauvais esprits. Les indigènes lui reconnaissaient une autorité morale parce qu’il mettait en actes ce qu’il défendait.» Albert Schweitzer n’a cependant pas mis en valeur les civilisations africaines comme il l’a fait dans ses ouvrages sur l’Orient, où il n’est pourtant jamais allé. «Ses lettres sont contradictoires», analyse Jenny Litzelman. «Il y juge aussi bien que l’Occident n’a rien à apporter aux Africains que l’inverse, sans jamais évoquer d’infériorité et ni de supériorité. Les échanges se sont faits dans les deux sens. Même s’il n’en avait peut-être pas conscience, on lit entre les lignes que l’Afrique lui a fait prendre du recul sur sa propre civilisation, qu’il critiquait violemment.»

Des héritages distincts

Les autorités gabonaises elles-mêmes s’attachent aujourd’hui à faire rayonner l’héritage médical et humanitaire du Docteur Schweitzer. Mais celui-ci ne saurait se confondre avec celui du héros missionnaire symbolique qu’il a représenté en Occident. «Le modèle du blanc qui va chez les noirs pour leur apporter quelque chose est bien colonialiste et passéiste», défend Jean-François Zorn, historien spécialiste des missions à la Faculté protestante de Montpellier. «Il en reste quelques survivances, un regret de ne plus avoir les pauvres à soi», constate-t-il. Aujourd’hui l’humanitaire peut se porter sans chrétiens, estime le missiologue  : «Alors que l’Afrique est devenue le centre de gravité du christianisme, l’évangélisation quant à elle, cœur des services missionnaires, ne peut plus qu’être commune et réciproque, comme le dessine déjà le nouveau visage multiculturel de nos Églises.»