La lutte contre le coronavirus a remis au premier plan, partout en Europe, le rôle de la puissance publique dans la réponse à la double crise, sanitaire d’abord, économique ensuite, provoquée par la pandémie. La crise sanitaire a requis la mobilisation pleine et entière des services de santé, dont les hôpitaux publics ont été le fer de lance, en dépit de l’affaiblissement continu de leurs moyens depuis de nombreuses années. La crise économique qui s’annonce ne sera jugulée que par un recours massif aux finances publiques, d’une ampleur exceptionnelle, pour aider les entreprises à compenser la perte de leur chiffre d’affaires et les salariés à faire face aux menaces du chômage. L’Etat, tant critiqué naguère pour sa lourdeur et son incompétence dans un monde dominé par le néo-libéralisme, est appelé au secours. Si guerre il y a, comme l’a affirmé, avec d’autres, Emmanuel Macron, celle-ci a besoin d’un chef pour organiser la contre-attaque. Ce chef de guerre, ce seront les pouvoirs publics, expression de l’autorité souveraine.

Ce retour de l’Etat tranche avec la politique menée depuis plusieurs décennies par la plupart des gouvernements européens, qui se sont employés à réduire la place de l’Etat face aux lois du marché. Ses dépenses ont été limitées en application du pacte de stabilité adopté par les pays de l’Union européenne au lendemain du traité de Maastricht ; et l’Etat-providence a été sinon démantelé, comme l’affirme abusivement une partie de la gauche, du moins sérieusement ébranlé. Les anciens pays du bloc soviétique ont donné l’exemple en passant du communisme le plus dur au libéralisme le plus échevelé. Même si elle venait de moins loin, la France s’est elle-même ralliée, après la brève expérience du premier septennat de François Mitterrand, au « moins d’Etat ». S’il est vrai que l’époque du libéralisme triomphant, porté au début des années 80 par Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, est derrière nous, la logique de la mondialisation continue de nourrir la vague libérale.

Un changement significatif

L’appel à l’Etat rendu nécessaire par la guerre contre la pandémie marque un changement significatif dans la politique et sociale des pays d’Europe. Il répond certes à des attentes que les opinions publiques ont exprimées massivement et souvent bruyamment au cours des dernières années, en exigeant de leurs gouvernements qu’ils remplissent plus efficacement leur mission de protection ou en leur demandant de s’engager avec plus de vigueur contre le réchauffement climatique Mais jamais les dirigeants politiques européens n’avaient rompu aussi brutalement et aussi soudainement avec quelques-uns des principes qu’ils défendaient jusqu’ici avec force. L’Union européenne est même allée jusqu’à suspendre deux de ses règles les plus sacrées, celle qui restreint les déficits publics en vertu du pacte de stabilité et celle qui interdit les aides d’Etat au nom de la concurrence. Emmanuel Macron n’avait pas tort de noter que « beaucoup de certitudes » ont été « balayées » par la crise.

Ce changement sera-t-il durable ? Probablement pas. Les mesures de salut public prises dans l’urgence pour faire face à un évènement extraordinaire n’ont pas vocation à être maintenues lorsque la crise sera passée. Les économies européennes ne deviendront pas des économies administrées, pas plus que les sociétés européennes ne deviendront des sociétés sous contrôle policier. L’étatisation n’est certainement pas l’avenir de l’Europe, une fois la pandémie vaincue. Mais l’épreuve que traverse, comme le reste du monde, le vieux continent, et la manière dont il l’affronte peuvent être l’occasion de réfléchir à un meilleur équilibre entre l’Etat et le marché. En France, la paupérisation du système de santé, que la crise a rendue plus criante que jamais, et la désindustrialisation du pays dans des secteurs reconnus comme stratégiques appellent une plus forte intervention des pouvoirs publics dans les années à venir. Le même défi est lancé à la plupart des pays européens. Le moment est sans doute venu de réhabiliter les services publics, c’est-à-dire à la fois de les renforcer pour accroître leur capacité d’action et de les réformer pour restaurer leur crédit.