Quel événement compte le plus, en ce début de semaine ? La possible réussite du Premier ministre ? Ou bien les nuages qui s’accumulent au-dessus de l’Europe ? Il y a du Petrossian chez Lecornu. Pas le marchand de caviar, non. Tigran plutôt : le champion du monde d’échecs de 1963 à 1969, connu pour son faible nombre de défaites et sa façon d’étouffer son adversaire avec patience. Pour la flamboyance, on repassera, mais pour l’efficacité… Pendant ce temps, le Président de la République s’active comme il peut, discute et cherche à gagner du temps.

Un pouvoir exécutif sous pression et une Europe inquiète

La situation militaire n’est guère brillante en Ukraine et sur un plan diplomatique – et pas seulement – nos forces ont des faiblesses. On a beau dire que l’histoire jamais ne se répète, il existe des analogies furieuses entre la France d’aujourd’hui et celle de 1938, quand le pays, divisé jusqu’à plus soif, contemplait sans réagir Hitler en train de dévorer ses voisins. Julien Winock, historien responsable éditorial à la Documentation Française, auteur d’une biographie du grand résistant Jean-Louis Crémieux-Brilhac, analyse les données du problème auquel notre pays se trouve confronté.

« Ne soyons pas trop pessimistes : en comparaison des années trente, non seulement le chef de l’État dispose des moyens politiques de préparer, d’organiser, de promouvoir une réplique à toute attaque frontale, mais encore Emmanuel Macron fait-il preuve d’une détermination véritable face à la Russie, ce qui n’était pas le cas d’Albert Lebrun face à l’Allemagne, observe Julien Winock en préambule. Notre problème réside dans la divergence entre les paroles et les capacités, les paroles et les actes potentiels. Si Vladimir Poutine, comme il en agite la menace, intervenait ailleurs qu’en Ukraine, l’Europe (et donc aussi la France) aurait-elle les moyens d’intervenir en l’absence des États-Unis ? La réponse est négative. »

L’Otan, ses obligations et l’incertitude américaine

L’article 5 de l’Otan – dont il est judicieux de rappeler qu’il signifie Organisation du Traité d’Atlantique Nord – fixe un cadre et des obligations mutuelles aux pays qui l’ont signé le 4 avril 1949 à Washington. Il s’appuie sur la Charte des Nations unies pour affirmer qu’un État attaqué peut solliciter l’appui de ses alliés. Que dit ce texte ? Il dispose qu’une attaque armée contre un pays membre de l’OTAN sera considérée comme une attaque dirigée contre tous, et que chaque membre est tenu de venir en aide au pays visé. Cette assistance peut comporter ou non le recours à la force armée, et peut inclure toute mesure que les Alliés jugent nécessaire pour rétablir et assurer la sécurité dans la région nord-atlantique. » Hélas, nous avons tous bien compris que Donald Trump entendait l’affaire autrement. Le document publié le vendredi 5 décembre par la Maison Blanche, qui porte sur la sécurité nationale américaine, passe par pertes et profits les intérêts de notre continent, parie même sur ce qu’il nomme « un effacement civilisationnel ».

« Nous ne pouvons plus compter sur l’appui automatique des États-Unis, confirme Julien Winock. Cela donne raison au général de Gaulle, quand il affirmait que les pays européens devaient se donner les moyens de leur souveraineté, non par hostilité aux Américains, mais parce qu’à long terme nous ne pouvions être sûrs de rien. Ses partenaires le trouvaient pessimiste, le traitaient de nationaliste, alors qu’il était simplement soucieux de construire une défense nationale digne de ce nom, d’asseoir une sécurité sur notre continent qui ne dépende pas de contingences extérieures. » 

Les faiblesses structurelles de la défense française

Au-delà des données diplomatiques, il est frappant, lorsqu’on relit quelques chapitres du maître-ouvrage de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « Les Français de l’an 40 », à quel point la France des années trente et celle de notre temps se ressemblent, y compris sur un plan militaire. « Le retard pris par l’aviation française à partir des années vingt fut très difficile à rattraper et si nous n’en sommes pas là aujourd’hui, si notre aviation est de bonne qualité, nous ne disposons pas d’un assez grand nombre d’appareils pour faire face à une attaque, déplore Julien Winock. Les présidents successifs ont continuellement diminué les dépenses d’équipements parce que les programmes militaires étaient considérés – pas seulement par eux, mais par la plupart des dirigeants politiques – comme très coûteux et inutiles en grand nombre, après la chute du mur de Berlin. A quoi bon fabriquer des milliers de chars et d’avions quand la paix semble si solide ? Il faut savoir que pour chaque nouvelle génération d’équipement militaire (chars, avions de combat, sous-marins…), les coûts sont multipliés par deux ou trois. D’où l’inévitable revue à la baisse dans les commandes avec un budget qui est passé de 3 % du PIB à la fin de la guerre froide à seulement 1,8 % en 2019. De leur côté, les États-Unis ne sont jamais descendus en dessous de 3 % et consacrent aujourd’hui à leur défense près de 5 % ! »

Bien entendu, depuis 2022, le Président de la République et ses gouvernements ont pris la mesure du danger. Lors de son discours aux armées, le 13 juillet dernier, le président a annoncé vouloir augmenter le budget de la défense de 3,5 milliards d’euros en 2026 et de 3 milliards d’euros supplémentaires en 2027. Ainsi, le budget de la défense va être doublé en 2027, pour atteindre 64 milliards d’euros, par rapport à 2017, alors que l’objectif initial était fixé à 2030. Mais cela situe les dépenses aux alentours de 50 milliards d’euros quand les Allemands s’apprêtent à en investir 100. Encore faut-il que le budget 2026 puisse être voté… Le Petrossian de Matignon doit encore s’activer.

A lire : Julien Winock : « Jean-Louis Crémieux-Brilhac, servir la France, servir l’Etat », La documentation Française, 273 p. 9,90 €