Vivre avec autrui n’est jamais allé de soi – la Bible en est témoin. C’est une construction qui nécessite volonté, voire ténacité.
Se sentir des devoirs envers son prochain, même quand on ne le connaît pas. Pendant des siècles, le christianisme a porté l’idéal de fraternité dans la population française, liée par la religion et donc par l’idée que les hommes sont tous frères parce que tous créatures de Dieu. La Révolution a rejeté cette filiation. Pourtant en 1790, les révolutionnaires ont repris la valeur dans la devise républicaine. « La fraternité a prévalu parce que les esprits étaient encore religieux », explique le philosophe et théologien protestant Frédéric Rognon. « La figure du Dieu parental a laissé place à celle du père roi, pas encore décapité, puis l’idéal républicain a fondé une nouvelle religion qui ne dit pas son nom et la République est devenue notre matrice parentale. » « Pendant deux siècles, la figure sociale et politique de la fraternité s’est construite sur des piliers forts : l’interdépendance des citoyens à travers l’avènement progressif de l’État providence, l’établissement des institutions démocratiques et l’émergence de la nation», complète le sociologue François Dubet. « On est passé de la charité des monastères à la sécurité sociale généralisée. » Au XIXe siècle, le maintien de la fraternité dans la devise républicaine a été âprement débattu, rappelle Frédéric Rognon : « Jusque sous la IIIe République, les anticléricaux ont voulu la remplacer par la solidarité. Les francs-maçons ont finalement convaincu tout le monde que la fraternité ne devait pas être l’apanage des chrétiens.»
L’espace de la fraternité s’est élargi
« La devise nationale reste un ensemble de valeurs froides aussi longtemps que l’on y ajoute pas la chaleur de la fraternité », résume Jean-Claude Mensch, maire d’Ungersheim. Pas facile pourtant de la revendiquer partout. « Sur le terrain, nous préférons parler de solidarité, d’entraide et d’amour même si cela revient au même », confie Khoutir Khechab, directeur du centre socio-culturel du quartier défavorisé du Neuhof, à Strasbourg. Son quartier connaît une forte solidarité territoriale. Mais au-delà, l’adhésion à une fraternité républicaine est « très difficile à construire ici, tant les inégalités creusent un fossé entre la culture populaire et la culture dominante. »
Ancrer la fraternité dans une filiation commune est devenu compliqué aujourd’hui, dans une nation toujours plus hétérogène. « Alors que le modèle social de l’État providence est fragilisé et que la mondialisation met fin à l’économie nationale intégrée, beaucoup de gens ne veulent plus payer pour les autres parce qu’ils ne s’en sentent plus dépendants. La confiance démocratique vacille », diagnostique François Dubet. « Tandis que les vieilles formes républicaines de la fraternité sont ébranlées, les Français découvrent dans le même temps que l’espace de la fraternité s’est élargi au-delà de la nation. Devant la globalisation, les mouvements de migration et le péril environnemental, le défi d’une fraternité globale s’impose à nous. »
Pour une fraternité d’horizon
Face à ces changements, la tentation du repli sur soi et sur une communauté idéalisée séduit. « Ces fraternités fermées sont le contraire de la fraternité, puisqu’on est d’autant plus fraternels qu’on est hostiles aux autres », prévient François Dubet. Si cette attitude est parfois justifiée par un attachement aux valeurs chrétiennes, « le message chrétien va, au contraire, contre la tendance à la crispation et au repli », insiste Frédéric Rognon.
Plutôt que de rechercher des parents communs comme base d’une fraternité d’origine, Frédéric Rognon propose une « fraternité d’horizon », plus universelle et où croyants et non-croyants peuvent se retrouver, « où le sentiment d’être frères et sœurs proviendrait des défis extrêmement graves que l’on a devant nous : la justice, le changement climatique, la paix, la pauvreté. » « Si l’on ne les relève pas ensemble, on ne pourra pas les surmonter », prévient-il.
Pour François Dubet, « la fraternité a besoin de conditions sociales et de politiques qui la construisent. » La tâche du politique est triple, pour le sociologue : garantir une base économique qui permette à chacun d’avoir sa place ; rétablir la confiance dans l’idée que les institutions politiques sont représentatives de tout le monde ; et surtout inclure dans le récit national, voire européen, ceux qui n’y étaient pas jusqu’alors et, en premier lieu, les musulmans, tout comme la IIIe République y avait inclus en son temps protestants et juifs. « Cette construction n’a jamais été facile », rappelle-t-il. « Convaincre des Béarnais, des Alsaciens et des Bretons qu’ils appartenaient à la même nation n’a pas été simple, ni de faire accepter aux ouvriers de cotiser pour des travailleurs qui n’étaient pas de leur corporation. »
« L’amour devrait guider la société »
Si la fraternité est une construction sociale, la foi des personnes qui s’y engagent est aussi déterminante. Frédéric Rognon souligne que la foi religieuse bien comprise est une ressource pour la fraternité, parce qu’elle pousse à l’amour du prochain. « Si j’ai foi en Dieu, je sais qu’il m’aime sans condition et que je dois donc aimer ainsi mon prochain, même quand je ne l’aime pas d’amitié. » « L’homme est d’abord fait de sentiments, d’art, de culture et de spiritualité, des valeurs qui devraient être plus mises en avant. C’est tout cela qui le pousse vers l’avenir et vers l’autre », abonde Jean-Claude Mensch. L’édile a engagé Ungersheim dans la transition énergétique. Mais pas facile de fédérer tout le monde autour de cet objectif commun. Seul un habitant sur cinq s’implique dans les actions collectives du village. Le vote massif de ses concitoyens pour le Front national aux dernières élections présidentielles ne l’a pas dissuadé de maintenir une attitude fraternelle avec eux. « Cela demande un effort sur soi-même et de surtout faire perdurer le dialogue avec chacun. »
« L’idéal de fraternité ne veut pas dire l’harmonie totale qui évacue tout conflit », met en garde Frédéric Rognon. « La fraternité se construit aussi à travers des tensions, qu’il ne faut pas refuser mais surmonter ensemble. Traverser les tensions, dialoguer, se réconcilier, pardonner et accepter d’être pardonné sont autant de victoires à remporter sur soi-même. L’attitude fraternelle est une conversion.»