Rien n’est technique et rabat-joie comme la question de la laïcité. Tout autant le bal des conformismes qui s’en dégage est à vous donner le tournis, les uns rappelant ce que la loi Briand contient, ce qu’elle met de côté, les autres distinguant l’Etat, la société, les citoyens, la liberté de conscience, tout le monde affichant de bons sentiments qui s’affranchissent du réel- vous savez, ce truc étrange contre lequel, prétend Lacan, tout à chacun se cogne.
Bon, très bien. Mais les événements de Kaboul démontrent la puissance politique et militaire du fondamentalisme et nous obligent à rappeler, mille fois si nécessaire, qu’il ne suffit pas d’allumer des bougies sur le trottoir de nos villes frappées par le terrorisme pour que la situation change. Une certaine presse angoisse nos concitoyens sur les conséquences que la victoire des Talibans pourrait provoquer chez nous, quelques crétins de gauche ou de droite- la bêtise est équitablement répartie- s’empressent de verser dans des querelles politiciennes, enfin le lointain successeur de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord apparaît fatigué. Mais puisque l’été nous réserve comme toujours son lot de drames- c’est à ne pas croire : on dirait maudite cette saison- deux livres, à défaut de résoudre les tensions géopolitiques du jour, peuvent inspirer de justes réflexions sur l’utilité, la vitalité même du modèle français de laïcité.
Voici trois ans déjà, Philippe Gaudin publiait Tempête sur la laïcité (Robert Laffont, 151 p. 11 €). Le sous-titre de ce volume, a fortiori pour aujourd’hui, nous dit nous beaucoup de son programme, aussi pertinent qu’ambitieux: réconcilier la France avec elle-même. « Les incertitudes nationales et internationales, le sentiment que l’Histoire, loin de finir dans une apothéose technico-économique, repart au contraire avec son cortège de tragédies, tout cela ne peut que raviver une infrastructure symbolique qui n’est autre que celle de la France, observe le philosophe. Là se joue l’image inconsciente et consciente qu’elle se fait d’elle-même au travers des conflits essentiels qui ont marqué son histoire et, par là-même, non tant une identité « heureuse » ou « malheureuse » que son style de communauté nationale, sa manière d’être au monde ». Ainsi la question de la laïcité n’est-elle pas une simple affaire de prétendu bon sens, mais un élément fondamental de notre imaginaire.
Trois personnages entrent en scène maintenant : Régis Debray, Didier Leschi, Jean-François Colosimo, qui publient République ou barbarie (Le Cerf, 156 p. 16 €). Ce livre est bâti pour partie sur un débat qui se tint le 19 décembre 2019 à l’Institut Européen en Sciences des Religions (IESR)- cette structure de recherche et d’enseignement que Didier Leschi préside – et que dirige, communauté d’esprit, Philippe Gaudin. Mais trois textes personnels, rédigés par chacun des intervenants, le complètent et lui donnent une acuité qui ne doit pas vous manquer. Les quelques réflexions qui suivent, piochées sans exclusive, au gré de la lecture, vous donneront sans doute un aperçu de l’ensemble.
Expliquant ce qui, selon lui, fonde une civilisation, Régis Debray déplore l’effacement des limites, l’évanouissement des interdits, des frontières intérieures, sous l’impulsion (la pulsion pourrait-on écrire) d’Internet: « Sur une planète numérisée et multilangues un écrit est à mèche lente. Il requiert des traducteurs et ne s’adresse qu’à des lettrés. Une image, projectile déflagrant, met le feu aussitôt, chez des masses largement analphabètes mais qui ont le nez sur l’écran. Les réseaux sociaux, c’est l’intrusion des antipodes dans son salon. »
Notre pays, dans un tel contexte, souffre plus que d’autre. Il n’est évidemment pas le seul que menacent l’islamisme et ses visées terroristes. Mais il traverse une crise de conscience collective majeure. « L’exception française qu’illustre le fait laïc exacerbe la singularité de la France dans ses frontières, la solitude de la France hors ses frontières, estime Jean-François Colosimo. Trait d’union pour ses adversaires, point de dissension pour ses partenaires, la laïcité cristallise l’indécision du peuple français quant à ce qu’il est. Un peuple qui, dès qu’il s’agit de laïcité, se sent désabusé par l’incurie de la puissance publique, abusé par les captations idéologiques des extrêmes de droite et de gauche, usé par les renoncements accommodants du centre. » Et l’écrivain théologien de souligner que c’est justement le modèle de laïcité porté par notre pays qui peut aider l’Islam à relever le défi que lui pose l’islamisme : « les musulmans de foi et de pratique méritent un respect têtu. La République, à moins de renoncer à son pouvoir émancipateur, leur doit cette exigeante considération. La perspective d’un islam de France ne tient pas du mirage, même si elle semble reculer lorsqu’on pense s’en approcher. Elle relève de la nécessité. Elle dépend d’un travail sur la théologie, mais d’une théologie historique, qui se montre heuristique avant de se vouloir herméneutique. »
Un point de vue que partage Didier Leschi lorsqu’il appelle les musulmans – de France, mais peut-être aussi d’ailleurs- à prendre en charge un travail critique sur eux-mêmes, à reconnaître la laïcité comme l’outil principal de cette inflexion; le président de l’IESR invite cependant chacun à cette exercice de lucidité: « Le réel n’en finira pas d’être complexe. Politique, le fait de vivre avec des gens qui n’ont ni les mêmes convictions, ni les mêmes intérêts n’en finira pas d’être difficile. Contribuer à la laïcité aujourd’hui ne suppose pas moins de continuer à se confronter aux excès et aux troubles que peut susciter la croyance, en particulier à l’école, ce lieu par excellence de l’apprentissage de la raison. »
Ce constat, Régis Debray le pose encore quand il s’adresse à nos concitoyens dont la culture orientale constitue la base de réflexion : « vous avez hérité d’une profession de foi qui vient de loin, et nous la respectons. Figurez-vous que notre histoire nous en a donné une autre en héritage. Il ne s’agit pas d’une religion révélée mais civile, d’un genre un peu particulier. Elle ne se propose pas comme étant la vérité première et ultime de notre société, encore moins celle des autres, mais la matrice d’une société où le débat sur la vérité est ouvert à tous, sur un pied d’égalité. »
C’est à la condition d’assumer cet ancrage de façon claire, autrement dit à la condition de savoir à nouveau ce qu’elle est, que la France pourra répondre d’une manière efficace à la question de l’accueil des réfugiés.