La légitimité revient au galop. Pas celle du gros Louis, comte de Provence, porté par ses valets jusque dans les fourgons de l’Etranger pour effacer les principes et les acquis de la Révolution. Non… Celle qui concerne le président de notre République. Les manifestants du 1er mai contestent en effet la légitimité du chef de l’Etat, lui dénient le droit de pratiquer la réforme des retraites. En retour, Emmanuel Macron s’affirme tranquille comme baptiste, agit comme si de rien n’était. Les uns et les autres se regardent en chiens de faïence, entre bruits de casseroles et coups de matraques. Ancien professeur à la Sorbonne, doyen de la faculté de droit Paris-Sud, Charles Zorgbibe éclaire notre lanterne, quelques jours après la parution de son nouveau livre. « Entre despotisme et démocratie, histoire constitutionnelle de la France » (Le Cerf, 502 p. 34€).
« La notion de légitimité s’avère très difficile à saisir parce qu’elle est fluctuante et varie selon les circonstances, l’environnement qui la fait naître ou resurgir, observe-t-il d’emblée. Nous pourrions commencer par dire qu’en France il existe deux sortes de légitimité. Celle de la Monarchie, qui s’incarnait, sous l’Ancien Régime, en la personne du Roi ; celle de 1789, qui fait du Peuple le souverain. Mais nous pourrions aussi soutenir que la longue histoire constitutionnelle de la France (de onze à une vingtaine de textes constitutionnels selon le décompte qu’on adopte) se ramène à une succession de principes de légitimité. »
Pour la plupart des analystes politiques, en période de crise, la légalité reste un repère. Mais s’accrocher à cette notion peut-il suffire alors même que la contestation prend des formes à la fois tenaces et globalement respectueuses des lois ?
« C’est une lecture des textes constitutionnels au ras du sol, confirme Charles Zorgbibe. Ainsi, en 1958, la légalité sur laquelle pouvaient s’appuyer les dirigeants de la IVème République est-elle vite apparue fragile devant la légitimité qu’incarnait le général de Gaulle – depuis le 18 juin 1940. Et pourtant, conscient que sa légitimité n’était pas éternelle, celui-ci a toujours considéré qu’il devait la rafraîchir en sollicitant l’avis des citoyens. D’où son fréquent recours au référendum, jusqu’à celui de 1969, à l’issue duquel, vaincu, il s’est retiré. »
Chacun le sait, en démocratie, la légitimité procède de la vitalité du contrat social, de l’adhésion maintenue des citoyens à ce contrat, de leur confiance maintenue à leurs représentants. Parce qu’ils composent un peuple politique et cartésien, les Français veulent toujours inventer la structure de pouvoir idéal. Dialectique de l’utopie et de la raison ?
La chose est probable. A chaque étape de leur histoire – que l’on songe aux textes de Clermont-Tonnerre sur la constitution de 1791, aux démonstrations de Michel Debré sur les mécanismes du « parlementarisme rationalisé » – ils élaborent un édifice différent, non par caprice ou lassitude mais pour que le peuple de se sente vraiment représenté.
Il n’en demeure pas moins que les changements politiques chez nous se sont souvent pratiqués de façon violente. « Ils furent comme les répliques d’un séisme, celui de la chute de la monarchie à l’issue de la Révolution de 1789, admet Charles Zorgbibe. Notre imaginaire collectif en est resté imprégné. Notre vie publique a sans cesse été heurtée, marquée par le fracas des idéologies qui s’opposent, des visions du monde divergentes. » Bien sûr, il arrive que nous parvenions à vivre en paix avec nous-mêmes. Alors, les alternances politiques se déroulent sans heurts et sans conflits. Ce qui s’est produit durant les années quatre-vingts et quatre-vingt dix mériterait, sous cet angle, d’être apprécié d’une façon positive. Mais sitôt que nos concitoyens croient que le sol se dérobe sous leurs pas, le fracas reprend de plus belle et le désir de changement remonte à la surface du débat public.
« Les appels à fonder une sixième république – portés par Arnaud Montebourg et Bastien François voici presque vingt ans – expriment une nostalgie de la « république des députés », de la toute-puissance du parlement, alors que l’exécutif n’est plus qu’un pouvoir « commis », remarque Charles Zorgbibe. Sous la Troisième République, le président Félix Faure assurait n’avoir pas plus de pouvoirs que la reine d’Angleterre ! Ceci posé, ceux qui souhaitent un retour à la république des députés la souhaitent… sans l’instabilité ministérielle qui la dénaturait. »
C’est toujours la question du Chef de l’Etat, de son rôle et de son poids dans les institutions qui suscite le débat essentiel sous la Cinquième République.
Notre interlocuteur rappelle que le général de Gaulle avait d’abord pensé à un « pouvoir neutre », à un président-arbitre, au dessus des passions politiques. La réforme de 1962 fondant le principe de l’élection du Président au suffrage universel a transformé l’arbitre en chef de parti.
L’absence de majorité parlementaire contraint Emmanuel Macron à l’immobilisme ou à la recherche d’un élargissement de la coalition qui l’a porté au pouvoir.
Peut-il sortir de cette impasse ? « René Capitant, le juriste le plus proche du général de Gaulle, considérait que le Président de la République n’avait d’autre choix, lorsque le pays traversait une crise aigüe, que de mettre en jeu sa responsabilité devant le peuple observe Charles Zorgbibe. Sauf à imaginer que le Conseil constitutionnel ne finisse par accepter d’organiser un référendum d’initiative partagée – ce qui pourrait bien être aujourd’hui le secret désir d’une majorité de français – tôt ou tard, Emmanuel Macron devra aller au référendum ou dissoudre l’Assemblée Nationale. » Et s’avancer, seul, devant le peuple souverain.