La question n’est pas nouvelle. Celui qui s’est enrichi a tendance, systématiquement, à considérer que c’est là le fruit de son travail. On trouve, déjà, dans le livre d’Osée, ce genre d’affirmation. « Ephraïm (le Royaume du Nord) dit : « Je n’ai fait que m’enrichir, j’ai acquis une fortune ; dans tout mon travail, on ne me trouvera pas un motif de péché » (Os 12.9). C’est là une prétention que le prophète trouve fort contestable. Voilà son point de vue sur la société de son temps : « On prononce des paroles, on fait de faux serments, on conclut des alliances, et le droit pousse comme une plante vénéneuse sur les sillons des champs » (Os 10.4). Lui voit l’injustice, là où rien d’immoral ne choque les autres.

Aujourd’hui, c’est souvent l’existence d’une compétition réglée qui fait perdre de vue les injustices sous-jacentes à cette compétition. Et, pour prendre un exemple, j’ai décidé de tester ce qu’il en est de ladite « glorieuse incertitude du sport ». J’ai comparé, à l’aide d’un graphique, le classement des clubs de la Ligue 1 de football, suivant leur budget et suivant le résultat final du championnat (il est plus difficile de faire des comparaisons d’un pays à l’autre, car les modes de calcul diffèrent). On peut voir le résultat ci-dessous (chaque point représente un club ; j’ai indiqué le nom du club quand le résultat est hors norme) :

Au premier regard, on se dit que oui, tout n’est pas absolument prédit par le budget de départ. Il y a des échecs retentissants. Monaco, qui a le 3e budget, a végété toute l’année pour terminer à la 17e place. Bordeaux qui avait le 7e budget a terminé à une peu glorieuse 14e place. A l’inverse, Nîmes qui a le plus petit budget a fait un beau parcours en terminant 9e. Angers et Montpellier ont fait, également, mieux que leur budget ne le promettait. On peut même voir qu’en dehors du premier (le Paris-Saint-Germain), personne ne termine exactement à la place correspondant à son budget. Et cela donne l’impression d’une compétition assez ouverte.

Mais la deuxième impression qui frappe est la forte concentration des points autour de la diagonale. Le budget ne prédit pas exactement le résultat, mais il l’influence fortement. Pour ceux à qui se chiffre dit quelque chose, le coefficient de corrélation entre les deux classements est de 64 %, ce qui est proprement énorme !

Le contraste entre les exceptions qui frappent le regard, et la logique sous-jacente qui, en fait, pèse lourdement sur les résultats, me semble tout à fait significatif des fausses espérances que fait régner la compétition économique. Bien sûr on trouve toujours des success story de personnes qui sont sorties de la pauvreté pour devenir riches. On raconte aussi des histoires de chutes et de déclins de familles riches. Mais cela masque une logique de fond qui veut que le succès va à celui qui, au départ, est déjà le plus riche En l’occurrence, les clubs les plus riches touchent plus de droits de télévision et concluent des contrats de sponsoring plus juteux. Ils vendent plus de produits dérivés. Bref, ils se donnent les moyens de rester les plus riches au travers d’une compétition en principe ouverte.

L’injustice d’un monde qui voit tout au travers de la compétition

Il serait peut-être exagéré de dire, en citant Osée, que, chez nous, le droit pousse comme une plante vénéneuse. Mais la tendance à considérer la compétition comme l’alpha et l’oméga de la vie sociale, ou le sportif de haut niveau comme le paradigme de la juste attitude devant la vie, accentue certainement les inégalités.

On sait, depuis longtemps, que le capital scolaire des parents influence le résultat des enfants à l’école. On sait aussi que quelqu’un qui monte une entreprise a plus de chance de succès si sa famille possède des biens, des relations, une expérience des affaires. La compétition reproduit, ainsi, les hiérarchies sociales aussi sûrement que le championnat de football : il y a des exceptions qui masquent le côté hautement prédictif de ces compétitions.

Il est donc injuste de faire croire que l’ordre social obéit à une simple méritocratie. Les « mérites » en question doivent beaucoup aux atouts de départ. Et on légitime des inégalités persistantes avec des processus qui ont l’air équitables, mais qui ne le sont pas.

La vraie manière de sortir de cet étau est, bien sûr, de comprendre que nous avons autre chose à faire ensemble que de nous mesurer sans cesse les uns aux autres. La coopération a ses charmes et ses trésors. C’est à la redécouverte de ces trésors qu’Osée appelait ses contemporains. De ce point de vue il est notre contemporain.

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