Le Sénat a publié, la semaine dernière, un rapport d’enquête au titre sans concession : Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques. Le titre d’un des chapitres situe le problème : « Les dépenses de conseil de l’État dépassent le milliard d’euros en 2021 et ont plus que doublé pendant le quinquennat ».

Un milliard d’euros, en tant que tel, cela n’est pas forcément énorme, cela représente à peu près l’équivalent de 1% des rémunérations des agents de l’état (le pourcentage exact peut varier suivant le périmètre des charges salariales que l’on prend en compte). Mais le chiffre reste impressionnant, surtout si l’on considère que ces cabinets contribuent de manière majeure à l’élaboration de décisions stratégiques qui sont portées, en temps normal, par un nombre assez restreint de fonctionnaires. Rapporté à ces effectifs bien plus limités, leur poids est très supérieur à 1%. Par ailleurs, le doublement en cinq ans témoigne d’une accélération qui pose problème.

Pourquoi préfère-t-on s’appuyer sur des ressources externes plutôt que sur des ressources internes ?

La lente, mais inexorable, dynamique de sous-traitance de l’action publique

En fait, ce contournement des structures administratives classiques est la poursuite d’une dynamique plutôt ancienne que l’on peut dater au moins des années 1960 (il y a des exemples plus anciens encore) et qui vise à multiplier les structures telles que les agences, qui n’emploient pas forcément des agents publics, qui ont parfois des ressources en partie privées et qui ne sont pas astreintes à toutes les règles de la gestion publique. On espère d’elles souplesse et efficacité et parfois, d’une manière moins avouable, la possibilité d’afficher une diminution du nombre de fonctionnaires tout en employant, indirectement, un nombre croissant de personnes. Je cite deux exemples anciens : l’Office National des Forêts, créé en 1964, pratiquement en substitution des missions antérieures de l’administration des eaux et forêts, et l’Agence Nationale pour l’Emploi, créée en 1967, au moment où le nombre de chômeurs devient significatif et où on ne souhaite pas que le Ministère du Travail ou de l’Industrie prenne en charge directement la gestion des personnes sans emploi.

Le terme d’agence étant assez flou, on peut avoir des comptages assez différents de leur nombre. Mais quel que soit le mode de comptage retenu, on observe une multiplication, année après année, de leur nombre. Un rapport du Conseil d’Etat de 2012, avait retenu une définition assez restrictive. Il dénombrait 10 agences en 1960, 25 en 1980, 50 en 2000 et 100 en 2010 (une multiplication par deux, en l’espace de 10 ans seulement). Parmi les plus connues sont les Agences Régionales de Santé (créées en 2009-2010) qui amplifient le périmètre antérieur des Agences Régionales Hospitalières (créées en 1996-1997).

Mais le rapport du Conseil d’Etat liste une série de domaines où les agences se sont multipliées : les affaires étrangères ; les affaires sociales et la santé ; l’agriculture; l’économie, la finance et le budget ; l’éducation nationale, la jeunesse et le sport ; l’enseignement supérieur et la recherche ; le logement ; les transports ; le travail et l’emploi ; la ville ; et même l’intérieur et la justice. Bref, aucun domaine de l’action publique n’a été épargné par la création d’agences qui, dans certains cas, prennent en charge des missions nouvelles, dans d’autres cas, se substituent aux administrations préexistantes.

La raison avouée ou inavouée de ces créations est que les décideurs politiques pensent qu’il sera plus facile de faire agir une agence que les administrations dont ils ont la tutelle. Or, les rapports qui ont tenté d’évaluer, après coup, la validité d’une telle hypothèse sont plutôt circonspects. Disons qu’ils sont partagés : effectivement dans le cadre de missions nouvelles, la réactivité de structures plus souples est un avantage. Mais les agences deviennent, ensuite, rapidement aussi incontrôlables et conservatrices que les administrations antérieures et elles engendrent, à l’occasion, une dérive des coûts, et notamment des coûts de personnel, liées au fait qu’elles ne sont pas contraintes par les statuts de la fonction publique et que, même si leur nombre de postes est suivi de près, il leur est, souvent, plus facile de négocier ce nombre à la hausse qu’à des administrations classiques. Bref, les missions s’ajoutent aux missions et les effectifs aux effectifs et la question cruciale de savoir si les agences sont des meilleures courroies de transmission de l’action publique est loin d’être tranchée.

Mais l’externalisation de l’action publique ne passe pas seulement par les agences. C’est tout le secteur du social et du médico-social qui est sous-traité à des associations, souvent financées, quasi intégralement, par des fonds publics.

La persistance et l’amplification de la précarité a contraint, entre autres, l’état à créer des structures pour accompagner les populations en difficulté. La gestion déléguée à des associations est peut-être plus adaptée. Elle est aussi un moyen, pour l’état, de ne pas voir de trop près ces laissés pour compte de l’évolution économique. En résumant schématiquement, on pourrait dire que l’état se garde la gestion des citoyens dans la norme, et externalise la gestion de tous ceux qui ne sont pas « dans les clous ». La conséquence est une perte de remontées des problèmes des populations en difficulté. Les associations ne manquent pas de construire des plaidoyers pour tirer des sonnettes d’alarme, mais elles ne sont pas écoutées d’aussi près que si les services de l’état eux-mêmes faisaient remonter les tensions et les impasses de l’évolution de la société.

Et donc, désormais, c’est la construction des décisions publiques qui est elle-même sous-traitée à des bureaux de conseil. Une partie de cette sous-traitance (environ la moitié) est absurde : elle concerne des prestations informatiques. Vu que l’état ne rémunère pas suffisamment ses propres informaticiens, il n’a pas d’effectifs suffisants, et doit faire appel à des sociétés extérieures qui lui coûtent beaucoup plus cher que s’il effectuait le travail en interne. Une autre partie concerne, à proprement parler, des changements d’organisation ou du pilotage stratégique et là on peut vraiment s’interroger. Certes les administrations sont souvent conservatrices et font barrage à des changements d’orientation politique. Mais les bureaux de conseil ont leur propre conservatisme et ils placent souvent des recettes passe-partout qui ne sont pas forcément adaptées à la question en jeu. Ils connaissent beaucoup moins bien que les administrations le détail de ce qui se passe sur le terrain. Leurs « solutions » ont donc beaucoup plus de chances d’être mal mises en œuvre. Et puis, une partie de leur fond de commerce n’est pas loin du conflit d’intérêt : ils proposent souvent de diminuer les effectifs des administrations … ce qui les rend, ensuite, plus dépendantes de ressources externes.

A l’inverse, le rapport du Sénat cite en exemple certaines structures qui ont préféré créer en interne leur propre service de conseil afin d’accumuler de la compétence et une juste appréciation de ce qui se passe sur le terrain.

 

L’échange marchand ou l’approche contractuelle sont-ils de meilleures voies d’action que la négociation ?

Toutes ces évolutions relèvent de la même croyance : il est plus efficace de contractualiser avec une structure ou d’acheter une prestation, que de négocier, en interne, avec les acteurs de terrain. Cette croyance n’est pas dépourvue de fondement. J’ai côtoyé de suffisamment près l’administration pour mesurer les obstacles parfois épuisants auxquelles les négociations se heurtent.

Mais si on désespère totalement de la négociation, on suit la pente, actuellement très dangereuse, de tous les rapports sociaux qui préfèrent le passage en force au dialogue. On a dit et redit que, sur les réseaux sociaux, l’invective avait remplacé le dialogue. Dans toute une série de pratiques sociales, l’achat s’est substitué à l’échange de personne à personne. Et désormais, ce serait l’action publique elle-même qui s’affranchirait des contraintes du dialogue ? Qui ne voit le risque politique énorme que l’état court en amplifiant cette dynamique ? On parle sans cesse du fossé grandissant entre les citoyens et les élus. Or si les élus eux-mêmes se coupent de leurs administrations ils élargissent encore un peu ce gouffre.

Si la vie sociale devient hermétique à l’échange interpersonnel on va au devant de conflits sociaux brutaux et majeurs. Et ce n’est pas seulement une prophétie d’avenir : c’est quelque chose que l’on observe d’ores et déjà.

Je ne parle même pas d’amour du prochain, mais simplement d’écoute et de négociation. C’est quand même le minimum pour qu’une société puisse exister.