La lettre de la Commission date du 31 mars (on en a reparlé dans la presse, ces derniers jours, à l’occasion de la réponse du Ministre français de l’Agriculture). Elle commence par une introduction plutôt réjouissante, au moment où la guerre en Ukraine sert à certains de bonne raison pour en rester, plus que jamais, à l’agriculture productiviste. Au contraire, dit le courrier, c’est le moment de concevoir une agriculture moins dépendante des intrants qui sont souvent, eux aussi, des produits importés. J’en cite des extraits : « L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la flambée généralisée des prix des produits de base mettent en évidence, de la manière la plus forte qui soit, le lien étroit entre l’action climatique et la sécurité alimentaire. […] Dans ce contexte, et dans le cadre des crises du climat et de la biodiversité, les États membres devraient […] : renforcer la résilience du secteur agricole de l’UE ; réduire leur dépendance aux engrais de synthèse et augmenter la production d’énergie renouvelable ; et transformer leur capacité de production en favorisant des méthodes de production plus durables. Cela implique, entre autres, […] d’étendre l’utilisation des pratiques agroécologiques et de l’agriculture de précision, de réduire la dépendance aux importations d’intrants et de fourrages grâce à des systèmes d’élevage durables et de favoriser la production de protéines végétales. » Et c’est « la stratégie de la ferme à la table » qui devrait prévaloir.
Le hiatus entre affichage politique et mesures concrètes
La France, dans la présentation de ses axes politiques propres, s’est prévalue de l’organisation de la convention citoyenne pour le climat. La Commission Européenne en prend acte, mais ne se prive pas de souligner ce, qu’au fond, tout le monde sait. « La Commission constate que les interventions proposées ne répondent que de manière partielle, voire pas du tout, à certaines conclusions du débat public. » Elle donne, au passage, plusieurs exemples de ces renoncements.
Globalement, les critiques de la commission sont que les soutiens à la transition agroécologique et à l’agriculture de précision sont insuffisants, tandis que les subventions maintenues à l’agriculture actuellement dominante sont trop importantes. Elle souligne également que, souvent, aucun objectif précis n’est annoncé et que la France se contente d’afficher de bonnes intentions.
En bref, elle répète ce que nombre d’observateurs ont souligné : le poids du conservatisme est énorme, dans notre pays, et il existe un hiatus considérable entre les intentions politiques affichées et les politiques bel et bien mises en œuvre.
On se doute que le Ministère de l’Agriculture n’a pas tellement goûté ces remarques. La réponse du ministre est, au reste, assez significative, puisqu’il commence par souligner : « je m’interroge sur le positionnement en opportunité de la Commission, d’autant plus que l’objectif annoncé de la nouvelle PAC était de laisser une plus grande subsidiarité aux Etats membres ». On croirait du Mélenchon : le ministre revendique le droit d’appliquer la politique européenne comme il l’entend !
Ce constat rappelle une remarque faite, en son temps, par Nicolas Hulot, disant qu’il avait rencontré, parfois, plus de conservatisme au Ministère de l’Agriculture que chez les agriculteurs eux-mêmes.
Mais, au fond, quel est le problème ?
Au même moment, l’Autorité Environnementale, rend son rapport annuel qui fait des constats du même ordre : dans beaucoup de secteurs, on garde la même manière de penser, les mêmes logiciels mentaux. Les projets d’aménagement continuent à pleuvoir, imperturbablement, et ils sont accompagnés de justifications qui montrent, qu’au fond, on ne s’est pas posé sérieusement la question d’une alternative radicale.
Un tel conservatisme interroge quand même, car l’idée n’est pas purement et simplement de renoncer à agir, mais d’inventer de nouvelles voies d’action, ce qui peut être tout à fait motivant, plutôt que de continuer à dérouler la morne routine de « solutions » qui soulèvent de plus en plus de problèmes.
Le problème est, à mon avis, le cantonnement de la politique, ces dernières années, à l’évaluation des rapports de force, ici et maintenant. Les décideurs louvoient entre les pressions des lobbies divers. Les lobbies sont conservateurs, par essence : ils ne sont là que pour défendre des positions acquises. Et si les acteurs politiques, au plus haut niveau, ne sont pas capables de tenir des directions qui leur semblent décisives, ils envoient des signaux brouillés aux acteurs de terrain.
L’élection présidentielle vient de montrer l’opposition entre un pôle centriste qui cherche d’abord des mesures techniques et opérationnelles et d’autres pôles qui sont plus orientés par l’idéologie. On voit bien les dangers d’une idéologie qui rêve le réel au lieu de le prendre en compte. Mais on voit bien, également, les limites de politiques techniques qui sont prêtes à des renoncements rapides faute de convictions réellement structurées.
Je me souviens, à ce propos, de la formule de Max Weber, aussi réservé à l’égard du socialisme révolutionnaire de son époque, qu’à l’égard de la bureaucratie politique : « on n’aurait jamais atteint le possible si on n’avait pas d’abord visé l’impossible ». Oui : révoquer des projets forts et structurants au nom de l’impossible est devenu une sorte de sport national. Et cela, assurément, nous empêche d’atteindre ce qui, précisément, serait pourtant possible et motivant.
Dans la même veine on peut citer la conclusion du même Max Weber, dans l’essai où il a distingué éthique de conviction et éthique de responsabilité : « On le voit maintenant : l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire un homme qui peut prétendre à la « vocation politique ». » Manquons nous, aujourd’hui, d’hommes et de femmes « authentiques » ? J’en ai peur.