L’antisémitisme, en aura-t-on jamais fini avec lui ? Probablement pas, tant il exprime d’une manière odieuse et perverse une souffrance à l’égard de la faille existentielle. Ce n’est pas une raison pour s’endormir et le laisser prospérer. Spécialiste de l’Affaire Dreyfus, l’historien Vincent Duclert s’est également penché sur le génocide arménien et vient de présider la Commission de Recherche sur les archives françaises au Rwanda et sur le génocide Tutsi. Prenant le problème antisémite à bras le corps, il nous alerte avec efficacité ; pas de propos lénifiants, pas de généralités banales. Complémentaire de l’excellent ouvrage de Pascal Ory dont nous avons parlé voici quelques semaines ici, son texte nous invite à l’action.
« Lutter contre l’antisémitisme est difficile, observe-t-il en préambule. Beaucoup de gens pensent que si l’on s’y oppose de façon frontale, on risque de le renforcer lors même qu’il demeure le comportement d’une minorité; d’autres estiment qu’en agissant de la sorte on s’engage dans des combats trop confessionnels, pas assez universels, pis, que l’on privilégie une catégorie de victimes au détriment des autres.»
C’est ainsi qu’en 2005 et 2006, Vincent Duclert a essuyé un refus poli mais ferme des autorités quand il a proposé de transférer la dépouille mortelle du capitaine Dreyfus au Panthéon. Le président Chirac y était favorable, mais son entourage et quelques responsables institutionnels ont craint de susciter des réactions négatives. Pourtant, la multiplication des actes d’intimidation, des crimes aurait mérité une réponse autrement plus vigoureuse.
« Je n’accable pas nos dirigeants, je sais que nombre d’entre eux font ce qu’ils peuvent, précise Vincent Duclert. Mais en cette précampagne, je trouve qu’une grande confusion des valeurs règne. C’en est au point que je me demande comment nos concitoyens font pour garder les idées claires. En réalité, nous le voyons dès l’Affaire Dreyfus et cela se constate aujourd’hui encore, l’antisémitisme ne concerne pas que les juifs : il constitue la porte d’entrée vers la persécution des minorités. Si nous ne l’étudions pas, si nous ne sommes pas capables d’en démonter les mécanismes, alors nous ne pouvons pas lutter contre la persécution de toutes les minorités.»
Ceux qui s’acharnent à pratiquer la concurrence mémorielle (en utilisant parfois des arguments séduisants), ne voient pas que le judaïsme, parce qu’il est fondé sur la question de la Loi, nous fait prendre conscience de notre incomplétude et nous permet de penser l’altérité.
Tenir de nouveau le rôle de boucs émissaires
Allons plus loin. Dans le climat ambiant d’une détérioration des liens sociaux et politiques, tandis que l’ultralibéralisme encourage un hyper individualisme, les juifs peuvent de nouveau tenir le rôle de boucs émissaires.
« Face à l’affaiblissement des corps intermédiaires, le ressentiment social n’a cessé de gagner du terrain, reconnaît Vincent Duclert. L’antisémitisme fait croire aux plus fragiles qu’il leur apportera, clés en mains, des solutions simples. Pendant la crise des Gilets jaunes, on a entendu des slogans antisémites notoires, au prétexte qu’Emmanuel Macron avait travaillé pour la banque Rothschild. Face à cela, il faut user d’une rhétorique aussi claire qu’efficace, rappeler que l’antisémitisme a toujours menacé la France de disparition, toujours permis l’avènement de tyrannies dont les plus fragiles étaient, eux aussi, les victimes. Alors, à la limite, je crois qu’il n’est pas nécessaire de demander à tout le monde d’éprouver de la révolte ou de la compassion devant le sort des victimes ; il est plus efficace d’expliquer que l’antisémitisme entraîne toujours l’émergence d’une société d’emprisonnement. »
Ce n’est peut-être pas lyrique, mais cela peut convaincre. On ajouterait bien que Vincent Duclert est de culture protestante, mais certains vont encore dire qu’on l’on se hausse du col…