Le féminisme n’échappe pas à ce processus de long terme. Mais avec l’essor des réseaux sociaux, il peine à s’imposer au-delà d’une militance à bon marché. Réflexion sur l’avenir d’une cause évidente.
Des images fortes et une cause juste sont le terreau de tout mouvement souhaitant asseoir sa notoriété. En affirmant que le « droit à l’échafaud » pour les femmes était une manière de leur reconnaître une responsabilité sociale et que cela devait donc leur ouvrir le droit de participer aux débats politiques, Olympe de Gouges a imprimé le féminisme au cœur de la Révolution française, dans la suite de Condorcet.
Le choc des consciences
Issue de la bourgeoisie de Montauban, elle a réussi cette alliance nécessaire entre les images fortes et la cause juste, au point d’être aujourd’hui considérée comme une figure historique du combat pour la reconnaissance des femmes dans le débat public. Elle n’était certes pas la première à demander l’égalité des droits entre des hommes et des femmes composant une même société, mais ses méthodes combatives par le théâtre et la littérature vont la faire connaître et ouvrir la voie à d’autres femmes, d’autres combats. C’est l’exemple type de la première phase de tout changement social d’importance : la prise de conscience d’une cause fondamentale, par le choc. L’image de ce « droit à l’échafaud » est certes violente, mais se faire entendre à l’époque dans le débat public passait par le débat oral et l’écriture, et devait franchir la censure et le nombre restreint des cercles privilégiés de discussion pour s’imposer dans la société ; la population, elle, n’avait que peu d’accès aux belles idées. Plus fortes devaient donc être les images et les causes, pour pouvoir pénétrer la conscience populaire et y exister durablement.
Travailler les esprits
Cette première vague du féminisme, axée sur la prise de conscience, portait donc avant tout sur les droits fondamentaux, l’exposé philosophique d’une cause juste. Dans le processus de changement de mentalités vient ensuite une seconde vague, celle des revendications et des luttes, plus concrètes et plus spécifiques. Elle est portée par des auteurs comme Simone de Beauvoir et son Deuxième sexe, qui certes défend le féminisme dans son ensemble, mais choisit aussi un angle d’attaque précis avec le droit à l’avortement. Droit à gérer ses affaires, contraception, divorce, avortement, droit de vote, l’avancée de la position des femmes dans la société passe par la décomposition de la cause en une multitude de débats spécifiques. De proche en proche se tisse un réseau d’évidences, en termes de droit. Mais le droit n’est pas tout, une reconnaissance de papier ne faisant pas le changement social.
Susciter des têtes de pont
Il est besoin d’incarner le droit par des exemples, pour montrer le bien-fondé de la démarche. C’est la valse des premières qui marque la troisième phase du changement profond des mentalités. Première aviatrice, première médecin, première cheffe d’entreprise, première femme pasteure, première ministre, première présidente… Les exemples se succèdent jusqu’au très récent appel à élire une première femme archevêque. Comme toutes les grandes causes, celle de la place des femmes dans la société a besoin de têtes de pont pour aider à franchir les plafonds de verre. Car si le droit à une égalité existe, rares sont les femmes à s’imaginer pouvoir assumer les postes et les fonctions jusque-là réservés à d’autres. L’enjeu d’incarnation et d’éducation est encore très actuel. Il est aujourd’hui facilité par l’accès à l’information sur internet ou les réseaux sociaux, d’abord parce que les idées circulent beaucoup plus rapidement dans une société numérisée, ensuite parce que le cadre social hiérarchique traditionnel qui favorisait le masculin est fortement relativisé par le phénomène du réseau. Beaucoup pensaient donc que la cause des femmes allait avancer à grands pas au seuil du XXIe siècle, jusqu’à devenir une quasi-égalité d’évidence.
Au seuil de l’altérité
Le processus d’intégration d’un changement social prend sa pleine mesure lorsque les débats s’apaisent et se vident de leur substance clivante. Il est communément admis que l’esclavage n’existe plus en France ou que la peine de mort est définitivement abolie. Ces débats sont relégués aux rayons historiques, alors que les atteintes touchant les femmes restent d’une brûlante actualité malgré l’évolution du droit et des mentalités, de la même manière que demeurent au-delà des lois le racisme ou l’antisémitisme. C’est que ces atteintes concernent un mal profond, que l’on peut qualifier de déni d’altérité. On a beau légiférer, briser les plafonds de verre et promouvoir une cause si belle, nécessaire et évidente soit-elle, rien n’y fait : toucher l’altérité masculin-féminin, c’est rencontrer le cœur des peurs de l’humain. Depuis la nuit des temps, Caïn, Babel ou le Veau d’or posent problème, en ce qu’ils ont à voir avec la découverte d’une altérité qui fait peur. En matière de féminisme, ce n’est pas la femme qui fait peur, mais l’altérité qu’elle représente.
L’effet délétère des réseaux
Le rôle et l’importance actuels des réseaux sociaux accentuent ce phénomène. Lorsqu’il faut écrire un sms ou un tweet en un nombre limité de caractères, les nuances s’estompent. Lorsque les publications sur Instagram ou Facebook ne dépassent pas deux phrases et une photo, comment rendre compte d’une réalité complexe ou intime ? Lorsque les réseaux sociaux deviennent des sortes de clubs privés où se partagent des paroles entre initiés, d’autant moins mesurées que le groupe est fermé, comment redonner à l’autre son visage d’autre ? Les générations qui ont porté la cause féminine sur le devant de la scène ne peuvent que renforcer leur militance au risque d’être jugées excessives, ou constater les outrances de certains influenceurs de réseaux cachés derrière des pseudonymes ; on est loin de l’apaisement des débats.
Nouveaux enjeux complexes
Dans l’imbroglio d’interdépendances et de réseaux qui caractérise ce début de siècle, le féminisme se trouve de nouveaux visages et adapte ses terrains d’expression. D’une part la lutte frontale contre les abus se trouve renforcée par la création de mouvements comme Chiennes de garde ou Femen et la multiplication de hashtags comme #balancetonporc ou #NousToutes. D’autre part les actions de reconnaissance et d’intégration du féminin dans la société sont valorisées, par exemple en favorisant l’écriture inclusive ou la réflexion sur le genre. Cette dernière démarche est nouvelle dans la méthode ; il s’agit d’abaisser le degré de sexuation des rapports humains, ce qui facilite l’intégration de la différence. Moins le genre est exacerbé, plus le masculin et le féminin se retrouvent à proximité l’un de l’autre. De ce point de vue, les approches « dégenrées » visent à favoriser des relations moins typées, donc censément plus fluides.
La stratégie de l’infusion
De nouvelles manières de vivre le féminisme relèvent d’une stratégie nouvelle de l’infusion qui peut porter du fruit. L’accent mis sur la dimension féminine plus que sur la revendication féministe peut concerner chaque personne au-delà de sa sexuation ou de son genre. Dans un monde tendu vers l’efficacité, cette approche permet d’infuser des attitudes différentes et modifie les comportements sociaux vers plus de pertinence. Ce type de démarche a déjà été étudié en paroisse, par exemple à l’occasion d’une réflexion sur l’œcuménisme. Une Église locale souhaitant renforcer l’œcuménisme avait choisi de multiplier le nombre des célébrations et constaté que non seulement cela multipliait d’autant le travail des officiants, mais surtout que les participants étaient toujours les mêmes déjà acquis à la cause. Cette paroisse avait fini par comprendre que le caractère œcuménique de l’Église se mesurait au degré d’œcuménisme de chacune de ses activités. Elle avait dès lors teinté chaque lieu de vie paroissiale d’un esprit d’œcuménisme qui avait modifié en profondeur la manière de vivre ensemble l’Évangile. Cet exemple montre à quel point l’importance de l’infusion d’un état d’esprit transforme les perceptions et joue sur des aspects sensoriels jusque-là délaissés. Une réflexion sur le féminin plus ancrée dans la population devient une urgence.
Retrouver la Bible
L’altérité féminin-masculin est pourtant étudiée dans les textes bibliques depuis plus de deux mille ans, d’une manière très moderne. L’exemple d’Abraham et Sarah en est instructif au plus haut point, car il permet de discerner le masculin et le féminin indépendamment de la sexuation. Ainsi, Abraham porte en lui l’accueil inconditionnel et l’amour total pour chacun de ses enfants, là où Sarah marque une figure plus clivante et normative en faisant chasser Ismaël. Ce que la société attribue plus volontiers au féminin est porté par le mâle, la femme assumant une part plus communément classée comme masculine. Les générations suivantes verront des inversions successives de rôles. Les textes marquent ainsi la nécessité, pour vivre l’altérité, de ne pas se focaliser sur un mode de pensée ou un autre, mais d’intégrer pour chaque être des dimensions alternativement masculine et féminine.
Apprivoiser le féminin chez l’homme
Bien plus qu’une stratégie d’infusion, le vivre ensemble peut tenir compte de cette altérité qui fait parfois peur. Il importe pour cela de la reconnaître en soi. Il s’agit d’un travail personnel qui peut être valorisé dès l’éducation scolaire ou familiale et jusque dans l’instruction religieuse. La découverte de l’autre qui me compose peut effectivement m’aider à m’accepter différent. Cela légitime alors la différence de celui qui me fait face, qu’il s’agisse du conjoint ou de toute autre personne. Ce point de vue, fortement étayé dans la Bible, se retrouve notamment dans les paraboles de Jésus, des passages de Paul sur la diversité des membres du corps, ou plus directement dans le : « en Christ, il n’y a plus ni Grec ni Juif, ni homme ni femme, ni esclave ni homme libre ». Cette compréhension de ce qu’est l’humain révèle un apprivoisement nécessaire de l’être humain par lui-même. Comme on découvre la pertinence de méthodes de management plus féminines dans certaines entreprises ou le mode de gestion de la crise sanitaire dans des pays gouvernés par des femmes, la découverte et l’étude de sa dimension féminine par l’homme est un apprentissage porteur de sens. De telles idées peuvent déconcerter un protestantisme qui s’est parfois coupé de la sensibilité au profit de l’intellect et qui a souvent privilégié le symbole à la dimension corporelle de la foi. Réapprivoiser chaque dimension de l’être humain est cependant une nécessité de notre temps, pour clore un processus deux siècles après la Révolution. Nul doute que les Églises sauront s’en saisir pour mieux définir cette altérité féconde entre le féminin et le masculin, rechercher des pistes de compréhension à travers l’étude du texte biblique et développer des zones encore insoupçonnées du vivre ensemble évangélique.