Nous en publierons des articles suivant les impératifs de l’époque ou l’inspiration du moment, de manière plus ou moins régulière.

L’effacement progressif des frontières en est-il la cause principale ? On n’en jurerait pas, mais on le parierait bien. L’identité tient désormais la place principale dans le débat public. Entre ceux qui dénoncent la dilution des imaginaires collectifs et ceux qui réclament toujours plus d’audace, toujours plus de mélange afin d’asseoir, enfin, le monde sur des bases nouvelles, on a le sentiment que la lutte est engagée. Finale peut-être.

« L’identité », réalisé sous l’égide du LabEx (une structure dépendant du ministère de l’Enseignement supérieur*), avec le concours interdisciplinaire des 120 chercheurs, est un dictionnaire encyclopédique. Il eut longtemps pour maître d’œuvre le philosophe Jean Gayon. A la mort de celui-ci, le relais fut pris par un groupe de savants. Le psychanalyste François Villa, qui fait partie de cet équipage, pose les données d’un problème complexe à partir de quelques exemples, issus de l’actualité.

« L’identité est une énigme de la nature humaine, explique notre interlocuteur. Elle a connu, ces dernières années, une inflation considérable dans la réflexion d’un certain nombre de psychanalystes. Cela s’est fait au détriment d’une approche des désordres psychiques jusque là référée en premier lieu à des conflits et troubles de la psycho-sexualité. »

Avez-vous remarqué de quelle façon les gazettes, les sites et les responsables politiques, en un bal cocasse, utilisent le terme de « Vivre ensemble », « Être ensemble » ? « Il est actuellement plus difficile, plus compliqué, de devenir sujet, souligne François Villa. Les troubles dits identitaires se manifestent d’autant plus violemment que l’Homme ne supporte pas l’incertitude. Il a besoin de croire que son identité est fixée une fois pour toutes, il n’accepte pas d’être un être en devenir et en construction, jamais achevé, sauf quand la mort lui enlève la vie – et d’ailleurs, le devenir n’est alors pas achevé, mais interrompu. »    

Le désarroi qui en résulte provoque des revendications tous azimuts. « Nombre de nos concitoyens croient que la moindre de leurs envies fait partie de leurs droits, remarque François Villa. Ils oublient que l’être ensemble donne des droits mais aussi des devoirs et oblige à beaucoup de renoncements. Prenons le droit au blasphème. Dans la loi Française, il n’y a pas le droit au blasphème : il y a la liberté d’expression qui peut aller jusqu’au blasphème. Ce n’est pas interdit, mais il n’y a aucun droit. » 

Dans un tout autre domaine, celui des identités sexuelles, on a vu se déployer ce que l’on appelle parfois la « Théorie du genre ». « Les courants qui promeuvent les droits de l’individu de manière outrancière arrivent à tenir des discours qui me paraissent relever du désir fantasmatique, estime le psychanalyste. Certains d’entre eux prétendent que l’anatomie n’est pas importante, que l’on peut choisir à tout moment son genre. Eh bien je pense qu’ils se trompent. Le corps est un réel qui infléchit nos vies. Bien sûr, on peut être en accord ou en désaccord avec lui, vivre en harmonie ou en conflit avec sa propre anatomie, mais on ne peut pas agir ou penser comme si cette anatomie n’existait pas. C’est un réel qui pèse lourdement sur nous. Il suffit de tomber malade pour s’en rendre compte. »

François Villa ne rejoint pas la cohorte de ceux, y compris parmi ses confrères, qui hurlent à l’effondrement des symboles quand deux femmes ou deux hommes élèvent un enfant. « J’ai reçu tellement de gens dont les parents étaient hétérosexuels et qui souffrent que je ne me sens pas à même d’affirmer qu’un enfant élevé par deux personnes de même sexe va nécessairement vivre des catastrophes », dit-il avec humour. Il considère simplement que certaines décisions engagent tout le monde et sont une opération de sens. Cela implique d’en comprendre la portée, d’en évaluer les enjeux majeurs car, ainsi que l’explique le psychanalyste, si des décisions fondamentales sont prises au nom du respect du seul droit supposé de tel ou tel individu, tel ou tel groupe, alors la société ne fait pas son travail :  « Chaque société fait des choix arbitraires, qui la caractérisent, qui correspondent à sa tradition, ses us et coutumes, qui posent des repères pour devenir sujet, citoyen. Les choix de société ne peuvent pas être réalisés au nom d’une prétendue égalité des droits qui masque en réalité le refus des devoirs de chacun à l’égard des autres. »

On pressent que cette question identitaire projette au dessus de nos têtes un tourbillon de lumières à vocations multiples. Rien n’est primaire en cette affaire. « L’identité est composite, constituée de différentes identifications qui commencent au début de notre vie et nous taraudent jusqu’à la mort, analyse encore François Villa. Positives ou négatives, ces identifications- à la famille, aux enseignants, à ceux que l’on rencontre- s’ajoutent comme des strates, les plus récentes, quoi que prédominantes, ne faisant pas disparaître les plus anciennes. » Il arrive que de ce mélange naisse la fraternité, surprise qui donne à l’humanité, mieux que sa noblesse, une espérance. « J’ai toujours été frappé que les gosses des banlieues aient réussi une opération de création culturelle extraordinaire, observe François Villa. En usant du verlan des apaches du Paris d’autrefois, ils ont imposé à la langue française d’être écrite de droite à gauche, comme la langue arabe. Est-ce volontaire ou pertinent ? Je n’en sais rien, mais c’est très étonnant.» Ce premier épisode s’achève sur cette note un peu joyeuse.

(« L’identité », Folio inédit, 848 p. 12,90 €)

*Labex Who Am I ? Déterminants de l’identité de la molécule à l’individu (Université de Paris)