Il n’est pas si fréquent que Le Canard enchaîné relaye (et positivement) un article du Figaro ! On lit pourtant, dans le numéro du 16 septembre, un article : « Des robots en folie frappent les journaux au portefeuille », qui reprend largement (en le citant explicitement) un article du Figaro du 9 septembre : « Les listes noires empoisonnent la pub en ligne ».

De quoi s’agit-il ? Les annonceurs s’en remettent à des robots pour discerner si les bannières publicitaires qu’ils proposent, sur tel ou tel contenu en ligne, se marient harmonieusement, ou pas, avec le contenu en question. Si ledit contenu est considéré comme anxiogène ou moralement problématique, il est inscrit sur une liste noire et aucune publicité ne lui sera accolée.

J’ai, pour ma part, un bloqueur de publicité sur mon navigateur et la question ne me concerne donc pas directement. Mais elle me semble néanmoins dire quelque chose d’important.

Au départ on peut comprendre la préoccupation : une compagnie aérienne ne souhaite pas accoler sa publicité à un article qui relate un crash. Mais, ensuite, la situation a pris de l’ampleur, des robots sont, comme je l’ai dit, venus à la rescousse et on ne peut pas dire que leurs logiciels fassent dans la subtilité.

L’inflation délirante des listes noires

Je donne quelques exemples, que citent Le Figaro et Le Canard enchaîné. Tout ce qui concerne le COVID (et les mots qui naviguent autour) a été considéré comme anxiogène et donc banni ! Cela élimine mécaniquement tous les sites d’information. En fait, la sélection se fait à partir d’une liste de mots à éviter : on est loin de l’intelligence artificielle. Cela relève d’un logiciel plutôt rustique. Le chiffre 47, rappelant le fusil d’assaut AK47 a été blacklisté. S’il apparaissait par hasard dans un papier, cela suffisait à l’éliminer. La mention de la duchesse de Sussex a été interprétée comme une allusion au mot « sex » ! Des recettes de cuisine ont été considérées comme hors champ car elles parlaient d’alcool et / ou de couteaux.

C’est du grand délire et on se demande pourquoi des annonceurs recourent encore à de tels filtres. La réponse est limpide : les annonceurs n’en savent rien. Ils confient leurs plans médias à des ordinateurs qui dialoguent avec d’autres ordinateurs et auto-entretiennent un système devenu fou. Et dans un contexte où l’offre de supports est surabondante il n’y a pas lieu de se poser trop de questions.

Qu’est-ce que cela dit sur le monde enchanté de la publicité ?

Mais ce que les algorithmes produisent est rarement un effet totalement non voulu. En l’occurrence, et à la base, il y a la volonté des annonceurs de transporter leurs acheteurs potentiels dans un monde enchanté, dépourvu de souffrance et de questions trop préoccupantes. Et si cela conduit à éliminer de l’horizon toutes les publications qui, d’une manière ou d’une autre, peuvent conduire les lecteurs à s’interroger… c’est une partie de l’effet recherché.

Depuis Max Weber, on a beaucoup glosé sur la perte d’influence des grandes religions et sur le « désenchantement du monde » qui l’a accompagnée. Mais la demande d’enchantement n’a pas, pour autant, faibli. Elle se réfugie pour partie dans le rêve d’une consommation bienfaisante et joyeuse. Les religions, dans leur volonté d’enchantement, ont, par le passé, tenté de gommer tout ce qui contredisait leur interprétation du monde. La chose étonnante est que l’on retrouve, aujourd’hui, cette volonté de mettre sous le boisseau les côtés désagréables du monde qui pourraient décourager les consommateurs de passer à la caisse.

On sait depuis longtemps (et bien avant l’apparition de la publicité en ligne) que les annonceurs pèsent sur les contenus éditoriaux. C’est parfois brutal, c’est parfois plus subtil. Cela passe, à l’occasion, par une autocensure pas forcément consciente : on va éviter de dire du mal d’un gros annonceur dans une publication qu’il contribue à financer. Désormais cela va un cran plus loin : un annonceur veut être associé à un monde lisse, dépourvu de dilemmes moraux et de difficultés.
Le délire informatique que cela produit n’est que l’image démesurément amplifiée de cette nouvelle tendance.