Quelques mois. Comme une survie, la nage contre le mouvement de la marée, la volonté farouche contre les chiffres. Michel Barnier s’est-il échiné ? Ce serait le taxer de surdité. S’est-il évertué ? Ce serait le draper de candeur. Alors disons qu’il a tenté. Tenté de convaincre, d’entraîner, d’obtenir une majorité. Mais contre l’évidence, il est des calculs impossibles. Aussi bien le voici contraint de démissionner. Non par la Constitution, mais par le rapport de force politique ainsi dessiné. Lucien Jaume, philosophe de la politique, analyse la situation dans laquelle se trouve le pays.

« L’ordre politique sur lequel tout reposait n’a cessé de s’affaisser »

« Tous les principes de la Cinquième ont été détruits, souligne-t-il d’emblée. L’équilibre entre les institutions, le jeu normal des corps intermédiaires, le rôle des partis politiques… Au fil des vingt dernières années, mais surtout depuis l’élection d’Emmanuel Macron, l’ordre politique sur lequel tout reposait n’a cessé de s’affaisser. Il n’y a plus de partis politiques, plus de familles de pensées, mais des individus qui se montrent et cherchent à capter la lumière. » L’émergence de Jordan Bardella, dont le vide abyssal de culture politique en est l’illustration : dans son livre comme sur les réseaux dits sociaux, le président du Rassemblement national ne cesse de raconter sa vie quotidienne ou d’exprimer des sensations, des sentiments, passant toute analyse à la trappe.

« Il me semble que cette évolution reflète la société française actuelle, nous déclare Lucien Jaume. Tout est personnalisé, dominé par l’image. Il est vrai qu’à l’origine le général de Gaulle voulait donner une tête à la République, selon son expression. Mais ce que Maurice Duverger dénonçait comme une dangereuse personnalisation du pouvoir était contrebalancée par de puissantes structures. Le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel, mais aussi le Premier ministre, dont la Constitution précise qu’il « détermine et conduit » l’action du gouvernement, pouvaient fonctionner comme des garde-fous ; qui plus est, le peuple pouvait s’identifier à eux, les considérer comme ses représentants. »

L’éviction des pratiques traditionnelles

L’instauration du quinquennat, l’inversion du calendrier qui donne la primauté à l’élection présidentielle sur les élections législatives – du moins jusqu’en juin dernier…– l’avènement d’un jeune homme estimant que tout ce qui avait précédé pouvait se réduire à une formule péjorative, « le monde d’avant », tout a permis l’éviction des pratiques traditionnelles. Le poste de Premier ministre existe encore, mais la réalité de son pouvoir est désormais entre les mains du chef de l’Etat. « Le Moloch a tout avalé, note en souriant Lucien Jaume. Quand Gabriel Attal a été désigné, certains ont voulu y voir un écho de la nomination de Laurent Fabius par François Mitterrand. Mais cela n’avait rien à voir : le jeune Fabius disposait d’une autonomie véritable, rendue célèbre par la formule « Lui c’est lui, moi c’est moi », à traduction institutionnelle.

« Nous marchons à la renverse »

Il est piquant d’entendre ceux qui réclament de tenir compte de la réalité dans le domaine économique faire preuve de si peu de réalisme dans le domaine politique, en prétendant que l’affaiblissement de l’Etat va renforcer la nation, alors même qu’en France c’est l’Etat qui a fait la nation. « De Gaulle voulait une administration rigoureuse, rappelle Lucien Jaume. Le 17 novembre 1959, il s’est rendu devant les élèves l’ENA – il est, à ce jour, le seul Président à l’avoir fait – et il a déclaré que cette école devait promouvoir, je cite, « une action forte et continue, par-dessus les intérêts et les préjugés ». Or, que voyons-nous depuis au moins 17 ans ? D’une part, les énarques passent par l’administration pour monnayer leurs compétences dans les entreprises, d’autre part, les cabinets privés de consultants remplacent les hauts fonctionnaires pour guider les politiques publiques. Le chef de l’Etat vient de supprimer l’ENA, de modifier le recrutement de nos diplomates en permettant que n’importe quel jouvenceau ayant fait trois ans d’études puisse devenir le représentant du pays à l’étranger… Nous marchons à la renverse ! »

Le malaise français

Il s’agit là de la source à la fois la plus profonde et la plus puissante de ce que l’on nomme le malaise français. La culture politique de nos concitoyens, répétons-le, n’a rien à voir avec celle des Allemands, des Italiens, des Britanniques. Il est possible de rapprocher les pratiques de consommation, d’encourager même le rapprochement des représentations, mais forcer la confusion des imaginaires est une entreprise dangereuse, car elle provoque des mouvements de réaction d’une violence comparable à celle qui est ressentie face aux changements que l’on veut imposer.

La chute du gouvernement de Michel Barnier n’y changera rien. Que peut faire Emmanuel Macron ? Restaurer l’Etat, donc les corps intermédiaires. Et pour cela désigner une personnalité capable d’obtenir la confiance des députés, dont on doit rappeler qu’ils sont les représentants de la nation. Mais la découverte d’un trèfle à quatre feuilles peut prendre du temps. Or, précisément, l’urgence commande : la situation des comptes de la nation n’autorise pas la procrastination. Voilà pourquoi nombre de commentateurs, et bien entendu d’acteurs politiques inspirés par des intérêts tactiques, estiment que le Président devra tôt ou tard démissionner. Ce serait là jouer l’avenir à quitte ou double. Et négliger la prophétie de Mallarmé : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». 

A lire : Lucien Jaume, « L’éternel Défi, l’Etat et les religions en France, des origines à nos jours », Tallandier, 448 p. 23,50€