Lorsque Jacques Ellul publie, en 1977, Les Nouveaux Possédés (dont le fac-similé est accessible en ligne) il cherche à s’élever contre l’opinion dominante, à l’époque, qui voulait que l’on soit dans un monde areligieux et massivement rationnel. Il lui est assez facile de montrer qu’il n’en est rien, et que l’adhésion à l’innovation technique, la célébration de la sexualité, l’espoir révolutionnaire, entre autres choses, fonctionnent comme des quasi-religions.
Avec le recul, le livre a un effet assez inattendu : il montre à quel point nous sommes dans un monde différent de celui de 1977. Cela confirme plutôt ce que nous disions la semaine dernière : les substituts du religieux, qui occupaient le devant de la scène dans les années 1970, sont tombés, à leur tour, de leur piédestal.
Aujourd’hui, assurément, la plupart des personnes attendent quelque chose de l’innovation technique, mais elles s’en méfient également. La sexualité est vécue comme quelque chose d’important, mais de passablement complexe et qui suscite bien des déceptions. Quand à l’espoir révolutionnaire, il s’est sérieusement évaporé et même l’action politique intéresse peu de monde.
En même temps, plus personne ne doute, aujourd’hui, que nous soyons dans un monde profondément irrationnel où les émotions jouent un rôle décisif, où le débat rationnel est difficile à mener et où les affirmations à l’emporte pièce ont plus d’importance que les argumentations longuement soupesées.
Comment rendre compte d’une telle situation ?
Un autre contraste nous frappe, en lisant Les Nouveaux Possédés, c’est que nous sommes dans une société considérablement plus émiettée : ce qui peut fonctionner comme un ressort religieux aujourd’hui sera, d’abord, limité à des groupes de plus faible taille qu’en 1977, et toute personne sera, par ailleurs, traversée par des ressorts multiples et divergents qui la feront osciller d’un moment à l’autre, entre un ressort et un autre. Enfin les motivations en jeu, aujourd’hui, sont à beaucoup plus faible portée : elles concernent l’espace de vie de chacun avant toute chose.
Le monde dispersé et contradictoire entrevu par Weber au travers de son usage du mot « polythéisme »
En fait il semble que Weber avait vu plus clair en allant chercher du côté du polythéisme. Avant la conférence de 1920, il avait écrit, en 1915, un texte qu’il a révisé en 1920 : un bref texte qui fait une cinquantaine de pages, mais qui fait partie, pour moi, des textes à lire et relire. On en trouvera la traduction française dans le recueil Sociologie des religions (paru en 1996 chez Gallimard). Le titre du texte : « considération intermédiaire » laisse perplexe. En fait, il s’agit d’un chapitre destiné à être inséré, dans son grand ouvrage sur les religions mondiales, entre les études de deux aires culturelles différentes. Le vrai titre est donné ensuite : « degrés et orientations du refus religieux du monde ».
L’argument de Weber est le suivant : les religions qui avaient une visée englobante, cherchant à construire une vie traversée de part en part par des motifs religieux, se sont retrouvées « dans un rapport de tension, non seulement aigu, mais encore permanent avec le monde et ses ordres » (p. 417). De fait, un certain nombre de domaines ont cherché à reconquérir leur autonomie, non seulement à l’égard des injonctions religieuses, mais aussi les uns par rapport aux autres. Weber en cite cinq : l’économie, la politique, l’esthétique, l’érotisme et la vie intellectuelle.
Chaque domaine a voulu construire ses propres règles, à partir de considérations internes au domaine en question. Ce que le monothéisme avait réuni, transitoirement, a explosé, chaque sphère d’activité concernée se donnant « sa religion ». De sorte que l’homme moderne (que Weber observe au début du XXe siècle) est non seulement à la remorque de forces qui cherchent à conquérir sans cesse plus de pouvoir et d’autonomie, mais aussi traversé par les contradictions des différents domaines qui le confrontent à des règles de vie hétérogènes les unes avec les autres. « Dans presque toutes les prises de position importantes d’hommes concrets, lit-on dans un autre texte de Weber de la même époque, les sphères de valeurs s’entrecroisent et s’embrouillent. Ce que nous appelons au sens propre la platitude de la vie quotidienne consiste précisément en ce que l’homme qui s’y trouve plongé n’est pas conscient, et surtout ne veut pas prendre conscience, pour des raisons psychologiques ou pragmatiques, de cet enchevêtrement de valeurs foncièrement hostiles les unes aux autres. »
Voilà donc ce que Weber appelait le polythéisme : l’explosion de la société en fragments dominés, un par un, par une logique qui se coupe de plus en plus de toutes les autres logiques relevant des autres fragments (c’est là la « guerre des dieux »). Ceux qui se vouent à un « culte » se ferment aux autres « cultes ». Mais, pour la plupart des personnes, le saut continuel d’une sphère d’activité à une autre et la confrontation qui s’en suit entre des cultes qui ne se raccordent pas est une source de désorientation majeure. C’est certainement une bonne description de ce que nous vivons, à l’heure actuelle. Il est assez étonnant qu’une telle évolution ait déjà été perceptible il y a cent ans. Il est vrai que les sombres heures qui ont entouré la Première Guerre mondiale ont convaincu un grand nombre de gens qu’il vivaient dans des sociétés fragiles et déchirées.
Mais Weber avait-il raison de référer cette évolution au polythéisme d’autrefois, en usant de cette image de la « multitude des dieux antiques qui sortent de leur tombe ? » En fait oui ; en tout cas le rapprochement est éclairant.
La lutte inlassable du prophétisme juif contre les morales partielles et fonctionnelles
L’Ancien Testament ne nous dit pas grand chose sur les cultes de Baal et d’Astarté, qu’il prend pour cible régulièrement. Mais l’archéologie, et les textes que l’on a retrouvés, nous renseignent assez facilement. Baal était un dieu agricole, qui régulait les bonnes récoltes et Astarté était une déesse de la fécondité, qui veillait sur les femmes. On s’en rend compte : c’était des dieux fonctionnels qui concernaient directement l’activité des personnes, hommes ou femmes, de ce lieu. Les agriculteurs avaient leur dieu, les femmes avaient leur déesse et les puissants du moment étaient, eux aussi, entourés de mages et de prophètes qui soutenaient leur pouvoir.
Et c’est ce côté fonctionnel, cette fermeture aux autres groupes sociaux, cette limitation des horizons qui est régulièrement critiquée par les prophètes d’Israël. Leur monothéisme est là pour rappeler que Dieu a créé tout homme et qu’il se préoccupe de ceux que l’on voudrait oublier.
Le conflit entre Caïn et Abel, par exemple, met en scène le conflit récurrent, pour l’usage de l’espace, entre bergers et maraîchers autour des villes de l’époque. Progressivement les maraîchers prennent le dessus. C’est le cas aussi dans l’histoire de Caïn et Abel. Mais Dieu intervient pour rappeler à Caïn qu’Abel était son frère : « Qu’as-tu fait ? reprit-il. La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi. Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force » (Gn 4.10-12).
Les prophètes associeront, sans cesse, dans leur critique : l’idolâtrie, la quête sans fin du pouvoir et de l’enrichissement, et le mépris pour le pauvre. Le prophète Amos, par exemple, vocifère : « Est-ce que des chevaux (qui servaient uniquement aux armées, à l’époque) galopent sur les rochers, y laboure-t-on avec des bœufs, pour que vous fassiez tourner le droit en poison et le fruit de la justice en ciguë » ? (Amos 6.12).
Et c’est indirectement que l’on saisit ce qui est en jeu, lorsque l’on voit les fléaux que Dieu envoie pour inciter le peuple à se ressaisir : ce sont souvent de mauvaises récoltes ou une défaite militaire ; signe que le peuple a dévié en se focalisant de manière exclusive sur ces domaines.
Il faut dire que cette tendance à s’inventer des forces divines adaptées à son cas a persisté dans le christianisme. Dans le christianisme médiéval, la multiplication des « saints patrons », liés à un corps professionnel donné, en témoigne. La division du travail, qui a connu un coup d’accélérateur à partir du XIIe siècle, a émietté l’horizon religieux. Officiellement, tout le monde allait à la même messe, mais chacun avait son saint protecteur particulier.
Émiettement social et émiettement religieux
Les saints patrons et les dieux adaptés aux préoccupations de chacun ne sont, officiellement, plus de mise aujourd’hui.
Mais il faut déjà remarquer que, parmi les personnes qui continuent à professer une foi classique, les préoccupations à courte vue gauchissent nettement cette foi.
Aux Etats-Unis, où le succès économique est une valeur sociale éminente, Dieu est censé, pour beaucoup de fidèles, contribuer à ce succès. En France, même parmi des croyants assez peu pratiquants, il paraît normal de solliciter l’aide de Dieu quand on est malade. Une partie du retour en force de l’Islam, en France, est lié au fait qu’il soutient un sentiment d’injustice et de révolte face à la position subordonnée de beaucoup de personnes d’origine étrangère. Les préoccupations sociales, liées à la position qu’on occupe, envahissent spontanément le champ religieux.
Ensuite l’idée de Weber va plus loin : qu’il y ait « enchantement » ou pas, des forces sociales puissantes, dit-il, construisent des mondes hétérogènes les uns avec les autres.
Or il est clair, pour commencer, qu’il est de plus en plus difficile d’intervenir dans le champ économique avec des préoccupations non économiques. On est accusé de briser la croissance, de provoquer du chômage, d’avoir des idées généreuses contre-productives, etc. Le plus frappant, avec ces arguments, est qu’ils restent à l’intérieur d’un raisonnement économique et qu’ils n’essayent nullement de répondre aux défis éthiques qui seraient extérieurs à ce domaine.
On ne peut que constater, également, le mal que les raisonnements moraux ont à rentrer dans le champ politique, où tout se règle par des coups, des manœuvres et des rapports bruts de pouvoir. La même difficulté s’observe dans le sport de haut niveau, où la perspective de la performance et de la victoire élimine souvent les scrupules.
Quant à ceux qui n’ont pas envie de changer de mode de vie, ils ont inventé l’expression d’écologie « punitive », pour signifier aux raisonnements écologiques qu’ils ne doivent pas critiquer leurs choix. Chacun, d’ailleurs, prétend être « stigmatisé » quand on révèle que son activité a des effets néfaste sur les autres.
La règle d’or que l’on trouve dans l’évangile, mais qui a également été formulée par d’autres civilisations : « ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le de même pour eux » a, aujourd’hui, de plus en plus de mal à passer la rampe. L’idée de se mettre à la place des autres et de s’interroger sur ce qu’on leur fait subir semble saugrenue. Les migrants en difficulté, par exemple, n’ont qu’à se débrouiller … mais comment aimerions-nous être traités si nous étions migrants nous-mêmes ? Une vision hostile de ceux qui viennent de l’étranger s’installe et elle coupe court à toute interrogation éthique.
On pourrait donc dire aujourd’hui, en usant du vocabulaire de Weber, que les dieux de l’économie, du pouvoir politique, du mode de vie confortable ou de l’appartenance nationale, traversent notre quotidien et pèsent sur notre perception des choses. Dans la mesure où nous sommes partie prenante d’un peu tous ces domaines, nous enchaînons, Weber avait raison de le souligner, des arguments contradictoires les uns avec les autres, au fil de nos journées. Il suffit de lire un organe de presse, même réputé « sérieux », pour y voir étalées au grand jour des affirmations qui partent dans tous les sens et que personne n’est en mesure de mettre en perspective. Oui, faute d’en revenir au dieu créateur, qui a non seulement créé tous les hommes, mais qui a également créé tous les êtres animés et inanimés, nous nous perdons dans des raisonnements partiels et à courte vue qui nous font tourner en rond.
Mais il reste une difficulté sur laquelle beaucoup butent : au milieu de tous ces discours désordonnés et contradictoires, la réalité nous échappe et nous cherchons désespérément à trouver des moyens de la maîtriser. C’était là le ressort de l’idolâtrie qui accompagnait le polythéisme.
La suite à la semaine prochaine…