En l’occurrence il ne faut pas prendre le « soupçon » et le « doute » comme des concepts philosophiques par eux-mêmes. Dorian Astor est un spécialiste de Nietzsche que l’on range, volontiers, parmi les « maîtres du soupçon ». Ce qui me semble, en revanche, fécond, est d’opposer ces deux termes et de voir ce que cette opposition révèle.
Le doute : une attitude qui pousse à de plus amples investigations
Le doute, dans cette formule, renvoie plutôt à ce qu’on appelle le doute scientifique. Ce doute fait agir, ce qui n’est pas si facile à comprendre de l’extérieur. D’ailleurs, une des choses qui est le plus difficile à faire entendre, au fil du développement de l’épidémie de COVID, c’est que la science doute, tâtonne, et avance de cette manière-là. Chaque fois qu’un énoncé est posé, il est questionné, jusqu’à ce que l’on parvienne à un faisceau suffisant d’indices pour considérer que ledit énoncé est très vraisemblable ou, à l’inverse, très peu vraisemblable. Le doute en question est donc, je le répète, un doute actif : on se donne les moyens de pousser plus loin l’enquête pour y voir plus clair.
Le discours de l’expert qui assène son point de vue est aux antipodes de ce doute. Et, de fait, beaucoup de médecins ont pris la parole en ignorant le doute qui pesait, au moins provisoirement, sur leurs affirmations.
La science, il faut le dire, et pas seulement la médecine, découvre régulièrement des points aveugles dans ses raisonnements et le doute est un de ses moteurs les plus puissants.
Cette attitude d’ensemble repose sur une confiance dans les règles partagées par une communauté de chercheurs et sur l’hypothèse que, collectivement, on améliore progressivement notre compréhension des phénomènes étudiés.
Le soupçon : une attitude de défiance systématique
Le soupçon, à l’inverse, relève d’une défiance systématique. On suppose, a priori, que quelqu’un qui n’est pas de même milieu que soi, ment, fait erreur, ou présente les choses de manière incomplète et tendancieuse. On suppose « qu’il ne nous comprends pas » et on ne cherche pas à pousser l’enquête plus loin.
Ce soupçon n’est pas seulement une attitude récente. Dans les conflits du travail, j’ai souvent entendu des propositions potentiellement intéressantes, émanant d’une partie ou de l’autre, passées à la moulinette rhétorique de « ne nous y trompons pas ».
En clair : ce qui paraît une ouverture est, en fait, un piège et une fermeture. Les enquêtes de terrain sur les électeurs du front national ont également souligné leur fermeture complète à ce qui figure dans les journaux, sur le mode : « au contraire, c’est le contraire ». Si quelqu’un qui n’est pas comme nous dit quelque chose, il faut renverser son discours et partir du principe que c’est le contraire qui est vrai.
Le soupçon sans le doute : la fermeture ultime
Le soupçon dépourvu de tout doute est l’aboutissement logique du soupçon systématique : on ne met plus du tout en question ce que l’on croit, on se ferme à tous les arguments. Les témoignages discordants sont considérés comme bidonnés, les reportages filmés sont pris pour des montages fallacieux. La boucle est bouclée et le discours tourne sur lui-même.
La foi et le doute
Si l’on manie cette opposition, on s’aperçoit que la foi s’oppose beaucoup plus au soupçon qu’au doute. Il semble normal de s’interroger sur ce que l’on croit, de rester attentif à nos œillères, d’écouter ce que des personnes qui ne partagent pas notre foi ont à nous dire. Même l’apôtre Paul, qui semblait, au départ, très résolu dans son opposition au christianisme naissant, dira, suite à sa conversion : « il m’a été fait miséricorde, parce que j’agissais par ignorance, lorsque je n’avais pas la foi » (1 Tim 1.13). Voilà : des tas de réalités échappent à notre regard et notre foi se construit, de proche en proche, au fur et à mesure que nous ouvrons les yeux.
Mais la confiance que suppose la foi, s’oppose radicalement à la défiance qui mène au soupçon. Si nous supposons qu’un génie pervers s’ingénie à nous maintenir dans l’erreur, nous nous fermerons toujours à la foi. Je me souviens d’une personne qui s’étonnait de ma foi et qui m’a dit que, pour sa part, « elle ne faisait confiance à personne ». D’ailleurs Jésus s’est confronté une fois (au moins) dans son ministère à « ne nous y trompons pas » ou à « au contraire c’est le contraire » : alors qu’il guérit des malades, ses adversaires, acculés, disent qu’il fait le bien, mais guidé par le prince des ténèbres. Il aurait l’air de guérir, mais ce serait, en fait, un envoyé du diable. C’est à ce moment que Jésus parle du fameux « péché contre le Saint Esprit » : en effet, si on en est là, la lumière, jamais ne percera nos ténèbres (Mt 11.22-32).