Lorsque cette maman quadragénaire étend le bras, la branche de séquoia se déploie, découvrant des pluies de perles et des colibris tout bleus ; quand il marche au bord de la plage, un jeune homme fait danser sur ses omoplates une automobile ancienne, molle comme une montre. Et c’est la vague d’Hokusai qui submerge l’épaule d’une boulangère… Autrefois l’apanage des hommes, et notamment des marginaux – légionnaires ou forains, prisonniers sortis de l’ombre – le tatouage orne désormais le corps des femmes et des hommes de toutes les conditions sociales. On estime à 20% la part des Français qui se font graver sur la peau, dessins, messages ou même fresques fantastiques. A Angers, métropole internationale du Maine-et-Loire, on compte plus d’une dizaine de boutiques offrant des services de ce genre. Ne reculant devant aucun sacrifice, Regards protestants s’est penché sur un phénomène étonnant.
Les « pour », les « contre » et les convertis
« C’est l’amour de l’amour de l’art et le désir de faire un clin d’œil à mes proches qui m’ont conduite à me faire tatouer, nous explique Aurore [Les prénoms ont été modifiés NDLR]. L’homme qui est devenu mon conjoint n’aimait pas cette pratique avant de me rencontrer. Il trouvait cela vulgaire et moche. Il a pris conscience qu’il ne s’agissait pas d’une lubie, d’une mode un peu dégradante mais d’un univers à part entière. Aujourd’hui, la moitié de son corps est marquée. » Mélissa révèle que, dès son plus jeune âge, elle rêvait de faire graver sur sa peau de multiples dessins : « j’en imaginais les contours sur mes cahiers d’écolière et je parlais tout le temps de ça. Quand je me suis offert un premier tatouage, personne ne s’est étonné. » Aujourd’hui, le visage de cette jeune femme est parsemé d’illustrations de toutes sortes et ses paupières font apparaître des fleurs en miniatures. Ses parents l’ont soutenue, mais toutes les familles ne réagissent pas de cette façon. Danielle a dû affronter les critiques de sa mère, tandis que Brigitte a subi les sarcasmes constants de son père. Pour autant, le tatouage peut engendrer des complicités intergénérationnelles amusantes. « Ma mère adore les tatouages, observe Aurore, et je peux dire qu’elle est presque jalouse de moi parce que j’en ai plus qu’elle. » On voit par là que le tatouage n’est pas seulement l’affaire des jeunes.
A chacun son image, à chacun son histoire
La plupart des personnes que nous avons rencontrées nous ont avoué que leurs tatouages évoquaient des épisodes particuliers de leur vie. « Mon corps est devenu un livre, explique Danielle. Je sais que j’emporterai certaines de ces images jusque dans ma tombe. » Dans une société que l’on dit marquée par l’éphémère, le tatouage serait-il un contrepoint ? Pas tout à fait parce qu’il est toujours possible de faire disparaître un tatouage. Cela coûte cher, cela fait mal, mais c’est possible.
Ce nouveau rite initiatique s’apparente à une affirmation spectaculaire de son « moi ». Le politologue et sondeur Jérôme Fourquet parle, dans un article paru dans La Croix, d’un narcissisme de masse, « la promotion de soi devenant un absolu répondant à un besoin de distinction sans limite ». Les personnes que nous avons interrogées n’ont pas semblé conscientes de s‘affirmer de manière agressive dans l’espace public, Bien au contraire, elles étaient très détendues, chaleureuses, assumant leur choix sans rien imposer. Mais c’est précisément cette indifférence radicale à l’endroit des autres qui signe un changement de paradigme. Dès lors que chacun peut décider pour lui-même de ce qu’il ou elle désire et l’afficher sans retenue dans l’espace, existe-t-il encore une société ?
Pour le philosophe Philippe Gaudin, le tatouage reflète surtout l’affaissement de la matrice judéo-chrétienne : « Le monothéisme est hostile à cette pratique parce qu’il considère l’Homme comme la créature de Dieu et qu’à ce titre son corps doit être respecté. Ceux qui rentrent dans un magasin spécialisé n’y pensent pas toujours, mais nous avons le droit de leur rappeler qu’intervenir sur leur corps, même en imitant des toiles de maître, même en imaginant des œuvres d’art inédites, peut être perçu comme une atteinte à leur humaine condition. »
Multiples sont les fenêtres ouvertes par l’esquisse que nous proposons ; le rapport intime entre deux personnes – celle qui grave et celle qui est gravée – la relation complexe entre tradition et modernité, la façon dont on projette son corps dans le temps, le droit de chaque individu à disposer de lui-même… Puissiez-vous poursuivre par vous-même l’aventure.