Les patrons français seraient-ils séduits par Donald Trump ? Insoupçonnable d’hostilité à l’esprit d’entreprise, l’essayiste Denis Lafay, conseiller éditorial de La Tribune et directeur de collection aux éditions de l’Aube, en eut l’intuition voici quelques mois. L’enquête qu’il publie, « Patrons, la tentation Trump » (éditions de l’Aube) est le fruit de cet élan. Regards protestants ne pouvait se désintéresser d’un tel sujet.

Un simple post LinkedIn devenu révélateur

« Par un beau dimanche matin, le 19 janvier 2024 exactement, j’ai publié un post qui me paraissait anecdotique, dans lequel je m’interrogeais sur la présence de Bernard Arnault à la cérémonie d’investiture de Donald Trump, explique Denis Lafay. Rien que de classique, au fond. Mais ce qui ne l’a pas été, c’est la réaction des lecteurs : 180 000 impressions de mon post et plus de huit cents commentaires. Lorsque je me suis amusé à ausculter les remarques des internautes, je me suis rendu compte qu’elles étaient formulées par des décideurs économiques exprimant leur soutien très fort à Donald Trump et Bernard Arnault. Pour moi, ce fut une véritable déflagration. »

La séduction d’un discours libéral et autoritaire

Que représente le président américain pour ces acteurs de la vie économique ? Un modèle ? Une référence ? Une voie à suivre en France ? Denis Lafay a voulu comprendre ce qui mobilisait pareil engouement. «  Les responsables économiques et les patrons que j’ai interrogés se retrouvent dans l’essentiel du discours trumpiste, constate notre interlocuteur : la liberté d’agir et d’entreprendre sans rendre compte aux corps intermédiaires – les syndicats, la justice en particulier – le rejet très fort des médias, de l’information, de la dépense publique en général et de l’État – qui n’est bon selon eux qu’à engloutir leur argent – la critique violente des institutions internationales qui, pour eux, déstabilise la souveraineté, le refus du wokisme. » Voilà qui ressemble à la panoplie du parfait militant MAGA (« Make America Great Again »). Bien sûr, on peut rejoindre sur tel ou tel point ce programme sans être un partisan du Président tellurique et imprévisible qui secoue la planète. Mais ce qui marque ici, c’est une identification qui frise l’osmose.

« Nombre de patrons français sont tellement fascinés par le mantra nationaliste de Trump qu’ils en oublient les conséquences négatives de la politique américaine sur leurs propres intérêts, s’étonne Denis Lafay. L’une des stars de LinkedIn, l’entrepreneur Michaël Aguilar, reflète bien cette admiration quand il déclare en substance dans un post indépendant de mon enquête : « je ne dis pas que j’aime le personnage, sa politique, mais cet homme a du courage et il fait ce qu’il dit », juste avant de dérouler des arguments qui rejoignent ceux du Président américain. Chez lui comme chez d’autres, après les précautions d’usage, se révèle une adhésion politique, économique, et j’allais dire humaine. Il ne faut pas oublier qu’aux yeux des entrepreneurs Trump est des leurs. Aussi bien les patrons français pratiquent-ils ici une solidarité de caste – comme peuvent en avoir toutes les catégories socioprofessionnelles… y compris les journalistes. »

Entre fascination et contradictions patronales

On pourrait rappeler à ces entrepreneurs qu’en public ils n’ont pas de mots assez sévères pour dénoncer ce qu’ils nomment le sectarisme de la CGT, de Sud, et qu’ils prétendent approuver la CFDT, syndicat qui promeut un dialogue social fondé sur autre chose que la confrontation. N’y a-t-il pas ici une contradiction fondamentale ? Ou bien la pratique d’un double langage désolant ? « L’ADN de la CFDT est le compromis ; ce n’est pas forcément ce qu’aiment les patrons français, reconnaît Denis Lafay. Dans la personnalité de Trump, ils aiment son virilisme, son goût du combat, sa culture du deal, sa résistance aux coups (après l’attentat de juillet 2024 et un impressionnant parcours judiciaire), enfin son côté très autoritaire, qui les rassurent. »

Trumpisme et extrême droite : quelles passerelles en France ?

Cette inclination trouve un prolongement – qui s’en étonnera ? – sur le terrain politique. Denis Lafay souligne auprès de nous que les passerelles qui relient le monde économique et l’extrême droite ne concernent pas seulement Vincent Bolloré ou Pierre-Edouard Stérin. La montée en puissance du Rassemblement national séduit de plus en plus d’entrepreneurs.

Pour autant, tous les patrons français ne sont pas des adeptes d’une telle politique et d’un tel comportement.

Soucieux de ne pas verser dans l’autosatisfaction, les entrepreneurs protestants se réécriraient si nous les distinguions. Mais imaginer feu Jean-Louis Dumas, PDG d’Hermès, qui prenait le métro pour se rendre à son bureau, le défunt Jérôme Monod patron de la Lyonnaise des eaux, dont la sobriété, la discrétion marquaient d’emblée, pour ne pas citer nos contemporains les plus fameux, tous attentifs à un certain rapport au monde, en partisans de Donald Trump est une telle incongruité qu’elle prête à rire. Il en va de même chez les catholiques impliqués dans le mouvement des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC) sincèrement soucieux de dialogue et de justice sociale.

On peut donc espérer que le Trumpisme ne l’emporte pas encore au sein de nos élites économiques. Il n’en reste pas moins que la vigilance est une bonne façon de regarder le monde actuel. A n’en pas douter, l’ouvrage de Denis Lafay nous servira de saine alerte.

A lire : « Patrons, la tentation Trump » Denis Lafay (éditions de l’Aube, 202 p., 19 €)