Le violoniste Ammi Flammer a coutume de dire que Beethoven, au début de son concerto pour violon et orchestre, semble tirer les mélomanes par la manche en leur disant, par la répétition d’une note, ostinato, des cordes: « écoutez, venez, je vais vous raconter quelque chose, écoutez-moi… » Tout se passe comme si nos concitoyens, depuis 1995, agissaient de la sorte. Au fil des campagnes électorales, ils tirent les candidats par la manche en espérant que l’une ou l’un d’eux les écoute. A coup sûr, ils souffrent et désirent être entendus. Ce qu’ils veulent, ce qu’ils rejettent, c’est précisément l’évolution du pays telle qu’elle est prise en charge, sans toujours savoir par quoi les choix réalisés devraient être remplacés.

Quelques jours avant le premier tour de l’élection présidentielle, si la menace de l’extrême droite se précise, elle tire sa force, bien plus que dans l’inédit, de la pérennité de ce malaise collectif.

« Durant les années quatre-vingt-dix, on a vu apparaitre la peur de la précarité, y compris dans des catégories sociales relativement protégées, nous explique Pierre Larrouy, économiste et psycho-sociologue, auteur du livre « Et, un jour, il monta les marches jusqu’à demain » (Uppreditions, 200 p. 13,95€). Pendant la campagne du référendum de Maastricht, beaucoup de gens pensaient que les élites jouaient pour elles et non plus pour le collectif. » On ajoutera que la façon dont les dirigeants politiques européens se sont comportés durant la décennie suivante n’a pas amélioré les choses: en réintroduisant, par le traité de Lisbonne, un dispositif que les électeurs français et hollandais avaient rejeté, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union donnèrent le sentiment que la voix des citoyens ne comptait pas.

Dans un pays comme le nôtre, qui ne tient que par la politique, puisque l’Etat préexiste à la Nation et nous maintient dans une certaine unité, cette rupture ne peut engendrer qu’un ressentiment violent.

Les Français, qu’on s’en réjouisse ou le déplore, ne peuvent se reconnaître dans une société toute entière fondée sur l’horizontalité.

Les protestants eux-mêmes, n’en déplaise à ceux qui les caricaturent, ont toujours défendu l’importance d’une puissance publique régulatrice autant que protectrice. Prenant appui sur le parallèle établi par le philosophe Marcel Gauchet entre l’exténuation de l’idée républicaine et l’effondrement du communisme, Pierre Manent, également philosophe, nous livre une clé dans son « Cours familier de philosophie politique » : « Certes, le communisme était totalitaire et régnait au nom de la science de l’histoire, tandis que la République était somme toute libérale et régnait au nom de la liberté, de l’éducation, de la morale. Mais le communisme comme la République furent des projets grandioses d’un règne humain où l’homme ferait l’expérience de sa souveraineté. »

Ce projet, dans sa version totalitaire comme dans sa version démocratique, est retombé : dans sa version totalitaire parce qu’il a complètement échoué ; dans sa version démocratique parce qu’il a trop bien réussi. D’une manière schématique, mais je crois fidèle à l’analyse de Gauchet, on pourrait dire : « l’autonomie collective- la République- en se dressant contre l’hétéronomie collective- la religion- a fini par produire le triomphe de l’autonomie individuelle, de la pure démocratie qui a fini par absorber la République aussi bien que la religion. »

Sur ce chemin, resurgit le bouc-émissaire. L’individu roi n’a plus qu’à s’en prendre à lui-même s’il souffre. Mais l’accepte-t-il ? Evidemment non. « Le mot de désaffection traduit bien le phénomène qui touche nos concitoyens, estime Pierre Larrouy. Nous ne nous aimons plus. C’est ce que le sociologue Alain Ehrenberg appelle « La fatigue d’être soi », c’est ce que traduit la surconsommation d’anxiolytiques ou le recours aux médecines douces, à la psychanalyse comme à la notion de développement personnel. Dans ce contexte-là, bien entendu, la recherche du bouc-émissaire est la solution la plus simple.»

On aurait tort de stigmatiser les électeurs de l’extrême droite : ils souffrent trop pour que des leçons de morale puissent les convaincre. Il est simplement permis de leur offrir un bouquet de mots qui leur rappellent tout à la fois les bienfaits de la fraternité, la grandeur de la marche au progrès, l’importance de la dignité. Le retour en arrière est une illusion qui dévaste la beauté de notre humanité. « Quoi ! C’est dans ce siècle, dans ce grand siècle des nouveautés, des avènements, des découvertes, des conquêtes, que vous rêvez l’immobilité ! C’est dans ce siècle de l’espérance que vous proclamez le désespoir ! Aux hommes assez insensés pour dire : l’humanité ne marchera pas, Dieu répond par la terre qui tremble ! » Ainsi s’exprimait, le 15 janvier 1850, un député nommé Victor Hugo.