J’ai un livre en chantier, ces temps-ci, qui me conduit à approfondir les raisons pour lesquelles des chrétiens votent à l’extrême droite. Cette question me retient particulièrement car, pour moi, l’univers culturel de l’extrême droite est l’exact inverse de ce à quoi l’évangile m’appelle : tout miser sur la force et les politiques autoritaires, alors que l’évangile appelle à la miséricorde et à la paix ; le climato-scepticisme, alors que Dieu m’appelle au respect de la création ; la méfiance à l’égard des étrangers et des autres cultures, alors que l’Église primitive s’est construite dans le dépassement des différences culturelles ; la constitution de tribus qui tournent en boucle sur des affirmations qui manient le soupçon et les théories arbitraires, au point de faire se dissoudre l’idée même de vérité.

Une enquête qui révèle l’hétérogénéité de ceux qui se revendiquent du christianisme

J’ai pu, pour y voir plus clair, exploiter une des rares enquêtes françaises qui comporte, notamment, un échantillon suffisant de personnes se déclarant protestantes, pour que l’on puisse dire quelque chose de fiable d’un point de vue statistique, aussi bien pour les catholiques, les protestants que ceux qui se déclarent sans religion. Cette enquête a été réalisée par A Rocha et par Parlons Climat en 2023, l’IFOP servant d’opérateur pour recruter les personnes interrogées et recueillir leurs réponses. Parmi les questions posées, on demandait aux personnes pour qui elles avaient voté au premier tour de la présidentielle de 2022. Et il y avait trois échantillons. Un échantillon « grand public » de 987 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus ; un échantillon « catholique » de 484 personnes se déclarant pratiquantes (occasionnellement ou régulièrement) ; et un échantillon « protestant » de 379 personnes se déclarant protestantes (luthéro-réformées ou évangéliques, non pratiquantes, pratiquantes occasionnelles ou pratiquantes régulières).

Nous avons, alors, additionné les voix de Marine Le Pen, d’Éric Zemmour et de Nicolas Dupont-Aignan (qui s’est rallié à Marine Le Pen pour le deuxième tour). La moyenne, des suffrages exprimés, pour ces trois candidats réunis, a été, en France, de 32 %. Les catholiques ont voté, plus que la moyenne, pour eux : 37 %. Mais, en creusant, on s’aperçoit qu’il y a catholique et catholique. Ceux qui se disaient non pratiquants arrivaient à un score de 40 %, les pratiquants occasionnels à 36 % et les pratiquants réguliers à 27 %. 27 % c’est encore beaucoup mais c’est moins, par exemple, que les personnes qui se sont déclarées sans religion dont le score s’élevait à 30 %. Quant aux protestants, on arrivait à 27 % pour les évangéliques et à 25 % pour les luthéro-réformés. Et, là aussi, il y avait d’importantes différences : les évangéliques se disant peu ou pas pratiquants arrivaient à 33 %, les luthéro-réformés non pratiquants à 37 % ; mais les évangéliques pratiquants se limitaient à 22 %, les luthéro-réformés pratiquants occasionnels à 20 % et les luthéro-réformés pratiquants à 16 %.

On comprend donc que le vote d’extrême droite correspond à un christianisme identitaire, qui regrette la disparation des « valeurs chrétiennes », mais qui ne s’investit pas dans une vie communautaire… où il aurait l’occasion de réviser ses préjugés.

Le vote des évangéliques pratiquants présente d’ailleurs la particularité d’être beaucoup plus marqué à gauche que la moyenne française (48 %) ; les luthéro-réformés pratiquants étant plus centristes (46 % pour Emmanuel Macron).

La notion de pratique était, il faut le relever, plus ou moins la même pour les évangéliques et les luthéro-réformés : on leur demandait la régularité de la fréquentation du culte, de réunions de semaine, ou de la participation à une œuvre liée à l’Église. Une chose remarquable, d’ailleurs, quand on creusait un peu les résultats est que les pratiques se renforçaient l’une l’autre : ceux qui avaient les pratiques cultuelles les plus marquées étaient aussi ceux qui étaient plus investis dans des œuvres. De même, la fréquence de la prière allait avec la fréquence des autres activités. Le clivage que l’on suppute parfois entre les « priants » et les « agissants » n’était pas du tout présent, au contraire.

Alors 20 % de personnes qui votent pour un candidat d’extrême droite cela reste beaucoup. Mais la foi mise en œuvre protège quand même. Elle protège d’ailleurs, sans doute, à double titre : elle enseigne à aimer son prochain sans restriction et elle donne aussi l’occasion de vivre des relations sociales positives avec une variété de personnes. Les personnes qui ont ce type de pratique sont moins réceptives à la haine, à la méfiance et à la rhétorique martiale qui nous envahit peu à peu.

Une pratique qui protège encore plus, d’ailleurs, est de rencontrer, au jour le jour, des personnes en difficulté. La fréquence de la participation à « des services d’entraide ou des œuvres liées à l’Église (actions de solidarité, mouvements de jeunesse, mouvements professionnels ou familiaux chrétiens …) » fait, en effet, une grosse différence.

Voilà ce à quoi je suis arrivé (avec quelques regroupements indispensables du fait des faibles effectifs dans certaines cases) :

Pourcentage, parmi les protestants, des votes d’extrême droite en fonction de la pratique religieuse et de l’investissement dans des structures d’entraide

Pas de pratique et aucune entraide44%
Pas de pratique et entraide occasionnelle28%
Pas de pratique et entraide régulière15%
Pratique et entraide occasionnelle ou aucune21%
Pratique et entraide régulière27%
Pratique et entraide très régulière16%
Pratique et entraide tous les jours7%

L’évolution n’est pas tout à fait lisse, du fait des effectifs limités. Mais on voit la dynamique d’ensemble : on navigue quasiment d’un extrême à l’autre ! Et on voit que l’isolement social et le basculement dans la méfiance généralisée se nourrissent l’un l’autre. Les personnes qui osent se frotter aux autres, au jour le jour, ont beaucoup moins d’attente sécuritaires que les autres. Et cela vaut pour les relations dans l’Église, comme en périphérie de l’Église.

C’est l’isolement qui nourrit la méfiance

L’intensité des relations sociales joue donc un rôle décisif. On pouvait le mesurer, dans l’enquête, d’une autre manière, complémentaire, puisqu’il y avait des questions sur la confiance. « A quel point avez-vous confiance dans les acteurs suivants pour obtenir des informations fiables ? : a. Les scientifiques / b. Les journalistes / c. Les responsables politiques / d. Les responsables religieux / e. Votre famille, vos amis et vos collègues / f. Les responsables associatifs ». Les personnes devaient répondre acteur par acteur. Or, le point frappant est que les confiances (ou les méfiances) se nourrissaient l’une l’autre. Par exemple, les personnes qui n’avaient pas confiance dans les journalistes ou les scientifiques, n’avaient pas confiance non plus dans leurs proches. Et la confiance était d’autant plus élevée que les personnes avaient des relations sociales riches et diverses, c’est-à-dire : des discussions avec des personnes variées, l’investissement dans une vie d’Église ou dans une œuvre chrétienne1.

On comprend, finalement (et je pense que c’est une vérité qui dépasse le cadre de l’Église), que c’est l’isolement qui engendre la méfiance, la haine et… le repli qui accentue, à son tour, l’isolement. Fréquentez les groupes sociaux qui sont pour vous une énigme, vaguement inquiétante, et ils vous feront moins peur ! Passez votre vie sur les réseaux sociaux, ou devant les chaînes d’information en continu, sans avoir en face de vous quiconque en chair et en os, et vous sombrerez dans l’angoisse.

On peut faire des remarques du même genre sur les protestants qui soutiennent le lobby des armes aux États-Unis

J’ai été frappé de voir que ces éléments pouvaient aussi rendre compte d’importantes variations dans l’attitude des protestants américains à l’égard des armes (ce qui est un indice fort d’une idéologie de l’auto-défense et du rapport de force). Les statistiques de possession d’armes ne sont pas vraiment encourageantes. Les chiffres que je vais citer datent de la période 2006-2014. Depuis cette époque, ils ont augmenté. Les protestants noirs étaient alors 13 % à posséder une arme, ceux qui se disent sans religion, 15 %, les protestants blancs non évangéliques, 17 %, et les évangéliques blancs, 20 %.2

Cela choque, à juste titre, certains protestants américains, notamment Christopher Hays, théologien presbytérien, qui a dirigé un livre collectif : God and Guns: The Bible Against American Gun Culture (Dieu et les armes : la Bible contre la culture américaine des armes). Dans un article de blog il écrit, par exemple : « Quel est aujourd’hui le rapport entre une foi qui n’était pas violente à l’origine et une culture qui est de plus en plus violente et s’habitue continuellement à davantage de violence ? ».

Or, Christopher Hays, autant que David Yamane dont j’ai cité les chiffres ci-dessus, soulignent que cet attachement aux armes est surtout le fait de personnes qui se disent protestantes, mais ont une faible pratique concrète. Christopher Hays parle d’un « nationalisme chrétien sans vie d’Église ».

« Peut-être, dit-il d’ailleurs, avons-nous besoin d’un terme plus concis que « nationalisme chrétien sans vie d’Église » pour désigner le phénomène auquel nous faisons face. Appelons-le « christianisme armé » : c’est à dire, une forme de religion qui pousse les gens à tuer pour leur foi, mais pas à mourir pour elle ». Oui : une religion en tant que telle, qui relève plus de l’idolâtrie de la force armée que de la foi chrétienne.

De quoi le christianisme est-il le nom ?

Le christianisme peut donc désigner un univers culturel auquel on se rattache avec nostalgie, sans plus trop savoir ce que le Christ nous appelle à vivre. Il peut encourager à mythifier le passé d’une Europe ou d’une Amérique chrétiennes. Et cela se passera d’autant plus que, sans s’en rendre compte, les personnes s’isolent de plus en plus les unes des autres, ne communiquent plus que par réseaux sociaux interposés, et se replient dans une méfiance angoissée, où elles sont persuadées d’être mal protégées de ceux qui sont différents d’elles.

Mais si on se met, même modestement, à la suite du Christ, on a l’occasion de vivre des relations compliquées, parfois, mais qui nous vaccinent contre l’isolement, et la haine de soi et des autres qu’il entraîne. C’est un classique, en sociologie, depuis Durkheim, que de dire que le manque de liens de proximité conduit à des pratiques agressives y compris à l’égard de soi-même. Plus de la moitié des morts par les armes, aux États-Unis sont des suicides.

Et si on va plus loin, on découvrira que le Christ nous appelle à la paix (qui inclut la justice et les relations bienveillantes). Et on peut voir à quel point elle s’oppose à ce christianisme identitaire, en citant ces mots de Bonhoeffer qui n’ont rien perdu de leur actualité : « partout, on confond paix et sécurité. Le chemin de la paix n’est pas celui de la sécurité. Car la paix doit être audacieuse ; elle est l’unique grand risque à prendre, et ne pourra jamais être assurée. La paix est le contraire de la sécurité. Exiger des assurances signifie se méfier, et la méfiance engendre la guerre. Rechercher la sécurité signifie vouloir se protéger soi-même. Paix, cela veut dire se donner entièrement au commandement de Dieu, ne pas demander la sécurité mais, dans la foi et l’obéissance, confier au Dieu tout-puissant l’histoire des peuples et ne pas vouloir en disposer égoïstement »3.


  1. Les effectifs étant malgré tout limités, nous avons pratiqué ce qui s’appelle une analyse de la covariance qui permet de raisonner « toutes choses égales par ailleurs ». C’est ainsi que l’on voit que les personnes diplômées font plus confiance en général, mais que « toutes choses égales par ailleurs » ce n’est pas le facteur décisif. Ce qui compte c’est la participation à la vie sociale. 
  2. Ces chiffres sont tirés de David Yamane, « Awash in a Sea of Faith and Firearms: Rediscovering the Connection Between Religion and Gun Ownership », America Journal for the Scientific Study of Religion (2016) 55(3):622–636 
  3. Extrait d’une conférence prononcée lors d’une rencontre oecuménique internationale, en 1934, reproduite en français dans Bonhoeffer, Textes choisis, Labor et Fides et Le Centurion, 1970, pp. 186-189.