La lecture donne l’impression d’un travail plutôt équilibré et qui ne sacrifie pas au libéralisme laissé à lui-même. L’intervention publique y est maintes fois évoquée. Mais cela n’empêche pas un léger malaise de s’installer au fil des pages. On y lit, on y relit, des types de mesure qui ont été appliquées depuis de nombreuses années (non pas dans le détail : il y a des idées nouvelles, mais dans la manière de procéder) et qui, aujourd’hui, se heurtent à des impasses. En gros (et c’est assez normal s’agissant d’un rapport rédigé par des économistes) les incitations sont vues comme l’alpha et l’oméga des politiques publiques, même quand on a vu les limites desdites incitations.

A la recherche des « emplois de qualité »

Je prends un exemple dont j’ai plusieurs fois parlé dans ce blog : le lent, mais irrésistible effacement des emplois moyennement qualifiés. Je cite quelques extraits du rapport sur ce sujet, pour bien montrer qu’il n’a pas pris ce problème à la légère. « On parle beaucoup de « l’érosion de la classe moyenne », c’est-à-dire de la polarisation de l’emploi, les emplois moyennement qualifiés disparaissant au profit d’emplois peu qualifiés. Une récente étude de France Stratégie démontre que la réalité est plus complexe. Elle révèle que la part d’emplois moyennement qualifiés a en effet diminué de 6 % de 1996 à 2007, mais qu’elle s’accompagne d’une hausse presque équivalente de la part d’emplois plus qualifiés tandis que la part d’emplois peu qualifiés reste globalement stable. Il faut y voir une bonne nouvelle, qui s’accompagne toutefois de quatre bémols. » Je cite le troisième bémol qui est, pour moi, au coeur du sujet : « Le  troisième  bémol est  que,  même  si  ces  évolutions  perdurent  et  que de  nombreux  emplois moyennement qualifiés sont remplacés par des emplois très qualifiés, le déclin de ces emplois moyennement qualifiés – le trou dans la distribution des emplois –, rend plus  difficile  de  monter  l’échelle  des  emplois :  il  manque  des  barreaux  au  milieu  de  l’échelle. Alors qu’autrefois une année de lycée supplémentaire pouvait permettre à un travailleur de passer à l’échelon supérieur, il faudra peut-être désormais aller jusqu’au diplôme d’enseignement supérieur, soit un effort beaucoup plus grand. » (pp. 76-77) C’est bien cette rupture dans les possibilités de mobilité sociale qui est problématique. Le quatrième bémol aggrave le problème en disant qu’il n’est même pas certain que la situation actuelle de vase communicant entre emplois moyennement qualifiés et emploi plus qualifiés perdure. Il pourrait y avoir une perte sèche dans cette région de l’espace des qualifications.

Là dessus le rapport évoque diverses voies d’action qui ont toutes trait à des incitations économiques, à la recherche de nouvelles pistes pour la formation, à d’autres modes de redistribution, etc. Je me garderai d’ironiser sur ces voies d’action qui sont déjà, pour nombre d’entre elles, assez ambitieuses. Je cite un nouvel extrait qui concerne l’enseignement : « Il  faut  renforcer  l’attractivité  des  carrières  de  l’enseignement.  Comme  en  Finlande,  plus  d’autonomie (accompagnée de responsabilisation) doit être accordée aux établissements et aux enseignants pour leur permettre de développer des démarches novatrices fondées à  la  fois  sur  l’expérimentation  et  l’analyse  comparative.  La  Finlande  montre  aussi  que l’attractivité des carrières n’est pas qu’une question budgétaire. […] L’autonomie et la liberté des méthodes pédagogiques peuvent y contribuer, ainsi qu’une solide formation continue des professeurs. Ceci dit, les salaires des enseignants étant trop faibles en France, les candidats qualifiés sont trop peu nombreux à se présenter aux postes d’enseignant, en particulier dans les disciplines scientifiques si essentielles aux emplois de qualité. » (p. 80) Tout cela a du sens, mais on voit bien comment tout tourne autour de l’incitation (individuelle ou au niveau de l’établissement de formation).

Et, finalement, on tombe sur le point dur qui est qu’il faudrait intervenir sur l’évolution de la production elle-même. Le régime actuel d’innovation technologique et sa valorisation au travers de la mondialisation conduisent, en effet, à la fameuse disparition des emplois moyennement qualifiés. La conclusion de cette partie du rapport a le mérité de l’honnêteté : « Pour résumer, la redistribution avant et après-production est essentielle, en particulier pour l’éducation et la formation professionnelle. Mais elle a ses limites et il convient d’étudier si la production et le commerce international peuvent être organisés différemment. Il est tout à fait probable que les mutations technologiques et la mondialisation continueront d’exacerber les inégalités et de diminuer les emplois moyennement qualifiés. Nous pensons qu’il est essentiel d’ouvrir la discussion en mettant des idées sur la table. Nous avons conscience que ces idées ne sont pas prêtes à l’usage,mais nous espérons qu’elles conduiront à explorer différentes pistes et à adopter de nouveaux outils de politique publique. » (p. 96)

Je souligne : il convient d’étudier si la production et le commerce international peuvent être organisés différemment. C’est, je le répète, plutôt honnête, de la part des auteurs du rapport, de souligner que les recettes basées sur les incitations classiques butent, ici, sur une limite majeure. Ils parlent d’une organisation différente, peut-être hors de portée, mais qui ne saurait, en tout état de cause, voir le jour en se limitant à des pondérations fiscales.

Être citoyen c’est autre chose que d’être incité

Pendant le même temps, l’actualité politique (l’abstention, cette fois-ci ; les votes populistes, à d’autres occasions) ne cesse de nous rappeler que les citoyens se sentent de moins en moins appartenir à une société qui ne fait que les inciter.

Si l’incitation est l’alpha et l’oméga des politiques publiques, celles-ci se heurtent, dans ce cas, à plusieurs écueils. D’abord elles ne dessinent pas un paysage clair. Les différentes incitations forment un ensemble plutôt obscur dans lequel seuls des virtuoses peuvent se repérer. Elles n’entraînent donc pas l’adhésion du citoyen de base. Ensuite elles provoquent, indirectement, de l’individualisme, chacun décidant pour sa part, de bénéficier ou non de telle ou telle incitation. Et, on l’a vu lors du mouvement des gilets jaunes, un ensemble de règles fiscales ne construit pas une aventure commune à laquelle des majorités peuvent adhérer.

L’économie reste un ressort puissant, mais souvent décevant

Il ne s’agit pas d’être naïf non plus : l’économie reste un ressort puissant et l’argent que tout un chacun a à sa disposition reste une préoccupation majeure, même pour des personnes éloignées de la pauvreté. Mais, une fois que l’on a cédé à cette impulsion, on en voit aussi les limites et les insuffisances. Le piège n’est pas nouveau et le constat non plus. L’évangile de Luc, en particulier, ne cesse de nous le rappeler. « Attention, y dit Jésus, par exemple, gardez-vous de toute avidité, ce n’est pas parce que quelqu’un est dans l’abondance que sa vie lui est fournie par ses biens. » (Lc 12.15) Au bout de l’abondance, il reste la question du sens de la vie et du sens que cela a de vivre avec les autres. La parabole dite du riche insensé, qui suit, dans le texte de Luc, nous montre un être complètement tourné vers lui-même et à qui une question terrible est adressée : « tout ce que tu as accumulé, à qui cela ira-t-il ? » (v 20).

Oui, il y a une contradiction dans le maniement de l’économie : d’un côté cela fait envie, cela provoque même des mouvements, cela fait agir ; mais, ensuite, c’est un ressort plutôt décevant qui, on le voit, finit par détruire le lien social et atomiser les individus.

Les contradictions des politiques macroéconomiques qui n’ont cessé de se développer depuis un siècle, nous sautent aujourd’hui à la figure. La remise en question sera longue et douloureuse et, d’ici là, le risque climatique et le clivage de la société auront, sans doute, produit des dégâts considérables. Mais il faudra bien s’interroger et disons-le, les chrétiens seraient bien inspirés, pour leur part, de s’interroger dès maintenant et de faire connaître leurs interrogations.