Nous vivons en plein paradoxe. D’un côté, il n’a jamais été aussi facile de se déplacer et de communiquer à distance. Je reçois, chaque jour, des mails qui viennent de toute la France et parfois de l’étranger. Je communique par Zoom avec une partie de ma famille qui réside en Équateur. J’habite à plus de 300 km de Paris et, pourtant, je fais régulièrement l’aller et retour en TGV pendant la journée. Bref, nous pouvons échanger avec qui bon nous semble sur le globe, mais nous ne le faisons pas. Ces dernières années, c’est le repli, la méfiance, les murs et les systèmes de surveillance qui prennent le dessus.

De nouveaux murs

Le mur de Berlin avait été érigé, autrefois, pour empêcher des individus de quitter un territoire. Aujourd’hui, on construit sans cesse de nouveaux murs, mais c’est, au contraire, pour empêcher des personnes de pénétrer dans un pays. L’Inde a élevé un mur de 3 200 km (record mondial) à sa frontière avec le Bangladesh. Comme beaucoup d’autres, il est légitimé au nom de la lutte contre le terrorisme, l’immigration et les activités criminelles.

Désormais, c’est l’intrusion qui fait peur. C’est vrai pour la plupart des États, mais pas seulement. Les quartiers favorisés des grandes agglomérations tentent de protéger leur pré carré contre les « mauvaises fréquentations » ou les « personnes indésirables ». Les communes urbaines s’équipent de dispositifs de vidéosurveillance pour quadriller leur territoire. Des particuliers investissent dans des alarmes plus ou moins sophistiquées. Des quartiers périurbains se constituent en « voisins vigilants ».

Est-ce pire qu’autrefois ? Pas forcément. Les rapports entre groupes sociaux ont toujours été conflictuels. Les « classes laborieuses » ont été perçues, dès les débuts de la révolution industrielle, comme des « classes dangereuses », ainsi que l’a exposé Louis Chevalier dans un ouvrage devenu un classique (1) . On se méfie de ceux qui sont moins riches, parce qu’on imagine qu’ils aimeraient s’approprier une partie de nos biens. Le propre des voleurs est de « percer », de transgresser les frontières, comme le disent déjà les évangiles.

Les murs mentaux

On pourrait se rencontrer entre individus venant d’horizons différents, mais on préfère se protéger. Il en va de même dans le domaine du langage. Nous avons du mal à nous comprendre les uns les autres, à nous écouter et à dialoguer, alors que nous sommes sur-outillés pour communiquer.

Déjà, le fait que nous soyons sans cesse sollicités par des messages divers et hétéroclites fait que nous sommes moins attentifs à ce que nous dit quelqu’un. J’ai remarqué, depuis plusieurs années, que je dois répéter mes demandes ou mes explications plusieurs fois, avant que mon interlocuteur porte vraiment attention à ce que je dis. Je ne pense pas que je sois moins clair que par le passé. C’est la disponibilité d’esprit de tout un chacun qui a diminué.

Par ailleurs, le fait que nous puissions dialoguer assez facilement avec quelqu’un qui est loin de nous dans l’espace fait que nous pouvons choisir nos interlocuteurs et nous limiter à des personnes qui partagent notre vision du monde. De ce fait, nous nous coupons, progressivement, des avis contraires aux nôtres et de manières de raisonner qui nous sont étrangères.

Des mondes irréconciliables ?

Là non plus, le phénomène n’est pas si récent. Quand Pierre Bourdieu a publié, en 1979, La Distinction, il voulait souligner à quel point les univers culturels étaient hétérogènes entre les différents groupes sociaux. Aujourd’hui, la visibilité des échanges qui transite par les réseaux sociaux rend plus perceptible la coexistence de visions du monde irréconciliables. Les uns se méfient, par principe, des médias et du milieu social qui leur donne naissance. Les autres sont effrayés par le refus des discours scientifiques ou rationnels qui traversent des couches de plus en plus nombreuses de la société.

De confrontations vaines en confrontations vaines, le fossé s’élargit et il semble difficile, aujourd’hui, de parvenir à un dialogue. Les arguments pro domo dominent la scène. Nous communiquons, mais nous n’écoutons pas les arguments adverses. Sur les forums d’échange, les injures prennent le pas sur les discussions. Nous nous emmurons dans des affirmations qui tournent en boucle, à l’abri de paroles, d’événements ou d’interpellations qui pourraient nous faire changer d’avis.

Des portes et des ponts

Nous… sans doute pas tout le monde. Sortir de ses murs n’est pas tellement compliqué. Mais le vrai défi, pour beaucoup de personnes, aujourd’hui, est de laisser l’autre avec sa différence, sa culture, sa vision du monde, s’approcher d’elles. Il est plus facile de sortir que d’inviter à entrer. Georg Simmel, qui avait saisi, parmi les premiers, les mutations et les contradictions de la modernité, avait décrit, il y a plus de cent ans, la société comme un enchevêtrement complexe de frontières, tempérées par des portes et des ponts (2). Ces images sont parlantes, car elles désignent un horizon du possible. L’enjeu n’est pas d’abolir de but en blanc, les frontières, mais de construire des lieux de passage et de rencontre.

Offrir des seuils

Les Églises et les entraides sont sensibles à la nécessité d’accueillir des personnes en difficulté. Mais cet appel à l’accueil va, aujourd’hui, au-delà de l’action diaconale. C’est la vocation des chrétiens (et d’autres) que de construire des seuils, des lieux où des personnes diverses peuvent en rencontrer d’autres sans se sentir en danger. Il faut noter que nombre de gens, aujourd’hui, ont peur de rentrer dans un lieu de culte. C’est une frontière comme une autre qui appelle l’élaboration de portes et de ponts.

Il existe, en fait, une pluralité de lieux qui peuvent fonctionner comme des seuils. De la même manière que l’on entre avec précaution et respect au domicile de quelqu’un qui nous invite chez lui, il y a tout un travail de re-familiarisation à accomplir entre des groupes qui s’ignorent totalement. Il ne s’agit pas de gommer les conflits et les désaccords : ils sont une forme de pont parmi d’autres, pour peu que les opposants continuent à se parler et à s’expliquer. Ils peuvent être une source d’écoute réciproque et permettre d’incorporer une partie de la vision du monde de l’autre. Les clivages qui traversent la plupart des sociétés riches, aujourd’hui, sont bien plus profonds : ils conduisent à désespérer de l’autre et à considérer qu’il ne peut plus nous comprendre.

Construire des portes et des ponts est une activité modeste au regard de l’importance des murs qui structurent nos sociétés. Mais c’est une activité décisive, indispensable et salutaire.

1. Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses pendant la première moitié du XIXe siècle, Plon, 1958.

2. Georg Simmel, Pont et porte. Essais philosophiques sur l’ histoire, la religion, l’art et la société, paru en 1903.

Le blog de Frédéric de Coninck : Tendances, Espérance – un regard protestant sur l’évolution de la société.